18/06/2009
Pierre Cormary fait un nouvel article sur l'oeuvre de Laurence Zordan (Les Carnets de la Philosophie, mai-juin 2009)
Article de Pierre Cormary dans Les Carnets de la Philosophie (mai-juin 2009)
Les règnes à part de Laurence Zordan (une lecture de Des yeux pour mourir et Le Traitement)
Rien de telle qu’une femme cruelle. Je veux dire, rien de telle qu’une femme qui a le sens de la cruauté, c’est-à-dire, dans le cas de cette normalienne agrégée de philo, énarque et haut fonctionnaire, spécialiste des questions de sécurité et de géostratégie, le sens de l’écriture. Ecrire, c’est rendre la torture du réel. C’est écarquiller le regard jusqu’à l’indicible. C’est éviscérer l’âme comme c’est arracher un peu d’âme aux viscères. Tour à tour bourrelle, infirmière, amoureuse, justicière, mère sévère ou câline, Laurence Zordan a ouvert des horizons nouveaux dans la littérature française contemporaine. En quatre livres, elle s’est imposée comme une des figures de proue des Editions des Femmes d’Antoinette Fouque, en inventant un autre type d’écriture traumatique. L’ineffable, ça fait mal.
Les yeux grands ouverts On dit souvent de l’écriture féminine (au cas où celle-ci existerait, mais pour une fois jouons le jeu) que celle-ci échappe aux frontières de la raison et de la logique « masculines », qu’elle exprime une vision plus organique et plus infinitésimale des choses, qu’elle est plus sensible aux métamorphoses des êtres et des situations, qu’elle fonctionne selon un processus de rupture et de cassure qui remet en question l’espace-temps et qui donne au texte un aspect vague et flou où tout n’est plus que sensation, affection, prolifération de signes, au détriment des idées et des actions. Pour autant, le corps y est agressivement présent. L’obscénité apparaît comme la seule objectivité, la fameuse « hystérie féminine » se révélant comme le mal d’une écriture obligée de retrouver les mots et une syntaxe que le système phallocentrique lui interdit jusque là. Littérature du manque et de l’excès mais qui a la capacité de se détacher immédiatement des plaies qu’elle vient d’ouvrir – et qui saisit d’autant mieux. Prenez les scènes de torture de Des yeux pour mourir et avouez (avouez !) qu’un homme ne les aurait peut-être pas écrites comme cela.« Ouvrez les yeux, parce que le torturé a les yeux parfaitement écarquillés. Les mouches le sentent. Un mets plus délicieux que le miel : des prunelles sans paupières, des prunelles sirupeuses dans lesquelles elles plongent leurs pattes, les crevant petit à petit, s’y enfonçant, s’y perdant goulûment. Un supplice pire qu’une énucléation.»
Un supplice surtout qui se décrit avec une précision qui ne s’excite jamais – et qui pourrait relever d’un barbarie blanche comme on parle d’une écriture blanche. Les hommes n’ont pas ces pudeurs devant un corps souffrant ou jouissant. Eux extériorisent, se mettent à rire, ou à baver. Eux donnent leur avis surtout. Dissertent comme les héros sadiens. Si Zordan est sadienne, alors elle l’est au sens de Clairwill, la « gouvernante » de Juliette. Il faut faire le mal, ou l’écrire, sans peine ni exubérance. Il faut mettre de la rigueur dans sa transe, tendre à l’apathie. C’est ce qui rend ses livres si effrayants. Zordan y traite de la guerre, de la torture, de la maladie, de la violence sociale, avec un sadisme dans la retenue qui fait froid dans l’âme. Dans ces scènes d’horreur, le texte tâtonne puis terrifie. L’on passe de l’obscurité la plus inquiétante et parfois, il faut le dire, la plus irritante à la limpidité la plus insoutenable. On est dans le clinique autant que dans le poétique. Dans l’onirique autant que dans le physiologique. Comme un nuage qui passerait devant la lune et un rasoir qui couperait un œil en deux.
Quoiqu’il s’agisse moins de couper que d’écarteler. Comme dans un film de Stanley Kubrick ou de Dario Argento, tout est œil écarquillé dans Des yeux pour mourir. Le narrateur qui est le bourreau ultime est celui qui vient arracher les paupières du patient avec une délicatesse abominable. Ne plus pouvoir fermer les yeux, c’est aussi cela l’enfer, disait un personnage de Huis-clos de Sartre. En même temps qu’il officie, le bourreau nous regarde droit dans les yeux. Comme dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell (un livre écrit après Des yeux pour mourir), il y a dès la première page injonction au lecteur, regard-caméra comme on dit au cinéma :
« Je vais vous raconter l’histoire de mon regard, de mes paupières et de mon cristallin, et nous passerons un marché, en nous regardant face-à-face. »
Impossible pour le lecteur d’échapper à ce face-à-face.
Histoire de l’oeil
Afghanistan. Dans ce paysage de montagnes et de désert, sur lequel souffle un « vent de cent-vingt jours… », vent sadien s’il en est, un enfant va être initié aux cruautés de la vie afin qu’il devienne lui-même un jour un bourreau sans égal, c’est-à-dire un héros de guerre. Et la première cruauté, c’est l’arrachement à la mère avec laquelle il était retranché dans un « règne à part ». Ah les règnes à part de Laurence Zordan ! Les thébaïdes douloureuses ou joyeuses dans lesquelles mère et fille se retrouvent (Le traitement), à moins qu’ils ne s’agisse d’une mère sans fils et d’un fils sans mère, d’une sœur souveraine et d’un frère débile (A l’horizon d’un amour infini), ou d’une mère muette et d’une fille délinquante malgré elle (Blottie).
Enucléer le fils de la mère comme énucléer le sein de celle-ci devant celui-ci, c’est pour les hommes de guerre l’apprentissage de la « virilité ». Pour le petit garçon, l’instinct de mort se confondra désormais avec le lait maternel. C’est dans ces métaphores qui mélangent le doux à l’abominable, et dans ce cas-ci, le lactescent au sanguinolent, le nourricier au meurtrier, que réside l’art de Zordan.
« C’est pour cela que vous n’arrivez pas à concevoir la cruauté absolue qui ressemble à une montée laiteuse, à une communion nourricière », écrit le narrateur en se moquant du lecteur et de sa sensibilité « candide ».
Alors les paysages deviennent des blessures et les couchers de soleil des giclées de sang. C’est le temps des « classes ». Ne jamais fermer l’œil devant l’horreur (la chauve-souris brûlée vive). Distinguer l’indistinct (le chat blanc dans la neige). S’entraîner à ne pas fermer les yeux devant une bougie, afin de « maîtriser le jeu de [ses] paupières » et de « fortifier [ses] prunelles comme des muscles » - la suprême épreuve étant l’épreuve de l’eau bouillante que l’on renverse sur les yeux ouverts et qui gèle dans la seconde. Après ça, la mort règne au fond des yeux, et l’enfant est devenu un « tuant », un « résistant », et un moudjahidin qui pourra dire un jour :
« J’ai ôté des vies comme on enlève des échardes »,
et
« J’étais l’homme au poignard qui ne fait aucun bruit. »
Mais blessé, il est envoyé à l’hôpital où il tombe amoureux de la « chirurchienne » - une doctoresse singulière qui aime caresser les moignons des blessés. Le roman de guerre se fait roman d’amour. Le langage de la torture devient celui de la tendresse. Dans les deux cas, ça reste une question de corps.
« Mes gestes de guerrier étaient des gestes d’amant. Si mes cheveux gardaient la trace de l’ébouriffement de sa main, peut-être respirerais-je un jour l’odeur de sa chevelure sous le burqa. Une tiédeur de femme mûre, tandis qu’à ses yeux je demeurais désespérément cru, comme un fruit vert. Ma langue était un ensemble de papilles qui n’avaient pas su la goûter ; peut-être à mon insu, avais-je préféré la voir se perdre dans ses voiles plutôt que de me perdre dans son corps. Lorsque autrefois elle avait tenté d’entrouvrir mes paupières d’enfant, il y avait là une sorte de dépucelage par les yeux, comme si elle avait voulu décalotter mon sexe. Mais au lieu de m’abreuver de sa liqueur, elle m’avait mis du collyre. J’aurais tant voulu la boire ! (…) Elle m’avait dilaté la pupille, mais je m’étais promis qu’un jour mon regard dilaterait son vagin, que je crèverais cet œil maléfique qu’elle gardait entre ses cuisses ».
D’autres personnages surgissent : Sheitan, le disciple, Candy, la donzelle, et surtout l’espion Z… (Z comme Zordan) dont on apprendra que c’est lui qui est l’origine de la vocation du narrateur. Tout ce petit monde finit par coucher ensemble. L’on partouze dans la salle d’hôpital. L’on se torture aussi, pour rire, puis pour de bon, quand on apprend qu’un tel a trahi. Il y a des enculages et des paupières arrachées. Des aveux qui ne viennent pas et des caméras muettes qui filment les scènes. L’on pense à l’Histoire de l’œil de Georges Bataille autant qu’aux films d’horreur genre Saw. Vous vous êtes souvent demandés que pouvait être la sexualité en état de guerre ? Lisez Des yeux pour mourir, le premier roman de Laurence Zordan, et vous le saurez – en même temps que vous testerez votre tolérance à la littérature.
L'essence mère-fille
« Toujours, j’ai aimé me promener avec ma mère - Voilà un début bien sage pour une histoire atroce. A moins que ce ne soit un début subversif pour une histoire banale. »
A moins encore que ce ne soit le banal qui soit atroce ou l’atroce qui soit subversif. Chez Laurence Zordan, les gestes les plus anodins sont des événements métaphysiques, les incidents les plus dérisoires sont des cataclysmes intérieurs. Faire une promenade avec sa mère malade est pour la fille un geste révolutionnaire que ne comprennent ni le médecin ni son entourage. Car cette petite marche à deux est pour la fille l’occasion de vivre avec sa mère dans
« ce tempo qui n’appartenait qu’à nous seules (…) parce que ce n’est pas un simple hasard génétique qui nous lie, mais la certitude que l’enfantement n’a fait que consacrer une connivence intemporelle, comme si de toute éternité j’avais pour raison d’être celle d’être la fille de cette femme, comme si cette femme ne tirait la justification de son existence que de m’avoir permis de voir le jour. »
Que raconte Le traitement ? Une fille qui s’occupe de sa mère malade. Et qui par là-même va retrouver « l’essence mère-fille ». Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? se demande Zordan de livre en livre. Eh bien parce qu’il y a des baisers ontologiques (A l’horizon d’un amour infini), des enfants à protéger (Blottie), des mères dont on devient la mère, l’infirmière et donc aussi le bourreau. Comme le petit garçon de Des yeux pour mourir, la fille devient cet « enfant soldat » qui ne va rien laisser passer des caprices et des faiblesses de sa mère et va lui infliger son « traitement » jusqu’à en être impitoyable - inhumaine par amour. Car les soins passent par les consignes, les menaces, les soupçons, la traque permanente. Soigner quelqu’un, c’est se battre contre lui nuit et jour. Dans Des yeux pour mourir, on passait de la torture à l’amour, dans Le traitement, on passe de l’amour à la torture.
« De même que la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires, la maladie est une chose trop complexe pour être confiée au malade. »
Pour la fille, le souci premier est que sa mère comprenne ce qui lui arrive et garde sinon sa sagesse, sa lucidité. C’est que l’esprit boiteux nous irrite plus que le corps boiteux, comme aurait dit Pascal, et que l’esprit boiteux, dans le cas d’une grande malade, peut conduire à la folie ou au désespoir. Bien penser sa maladie est encore un signe de santé.
« Je voudrais qu’elle raisonne. Même pas qu’elle soit raisonnable : tout simplement qu’elle raisonne. Qu’elle pratique enfin le principe du tiers exclu empêchant d’affirmer une chose et son contraire ; je voudrais qu’elle respecte non pas la vérité, mais l’évidence, lui imposant d’avouer qu’elle s’apprêtait à prendre le médicament que mon intrusion dans la chambre lui a fait tomber de la bouche ; je voudrais qu’elle veuille, non pas s’en sortir, comme y exhorte la sagesse populaire, mais qu’elle veuille vouloir pour exprimer enfin clairement un souhait. Or, son propos est toujours retors sans ruse, tordu plusieurs fois comme la soie retorse, pour ne déboucher que sur l’incompréhensible. Demander un verre d’eau ou une cuillère lui inspire des discours de contournement. Elle cultive la circonvolution des arguments tout en étant géostationnaire dans ses obsessions. »
C’est que la maladie rend rusé, et de la ruse du diable. Pour la fille qui s’occupe de sa mère, il s’agit de se prévenir sans relâche de la dialectique infernale de la douleur ou de la mort. Car il n’est pas sûr, comme elle finit par le dire, que « la douleur soit » seulement « le diable ». Il se pourrait hélas fort bien que la douleur soit aussi le signe diabolique de la vie. La douleur, c’est le diable, mais la douleur, c’est aussi la vie. Dans le cas des grands malades, rester en vie pour leur bien devient un contresens Alors, il faut faire fi de l’âme et ne se concentrer que sur le corps :
« Tout entière préoccupée par cette physiologie pathologique, je néglige volontairement l’âme, qui me semble un piège pour s’épargner la responsabilité de soigner. Les ressorts du psychisme et autres recoins secrets de l’inconscient me paraissent indûment invoqués pour masquer l’échec d’un protocole médical. Je refuse donc que ma mère ait une âme pour lui éviter d’être privée d’un organisme qui fonctionne, d’un corps réparé par la science. Je troque le spirituel contre le corporel. »
La maladie mère-fille
Sacralisation du traitement.
« Je ne veux pas que ma mère introduise la moindre variante dans son traitement, sous peine d’écorner le sacré. »
Le rituel, c’est ce qui rassure, c’est ce qui fait de la vie, ici de la survie, une éternité. Comme l’enfant qui veut qu’on lui raconte tous les soirs la même histoire, la fille ne veut pas que sa mère change de soins. C’est la répétition des gestes qui protège. Et c’est la « normalité », qu’on méprise d’habitude, qui console – lorsque par exemple il faut, afin que la mère puisse manger, lui arracher les dents et lui mettre une prothèse, et ce faisant, avoir l’impression de revenir dans le monde normal, car « tout le monde, un jour ou l’autre, doit porter une prothèse dentaire ».
C’est la vie de tous les jours qui sauve de cette « mort » de tous les jours. C’est le dérisoire qui fait supporter l’essentiel. Pour la mère de A l’horizon d’un amour infini, l’important sera de toujours sentir bon au nom de son fils mort ou perdu depuis longtemps. Dans Le traitement, la fille va dans une quincaillerie acheter des casseroles émaillées pour une cuisine qu’elle et sa mère ne feront sans doute jamais mais « qui sonnent comme des cymbales de guérison ». Du corps de la mère au « corps » de la maison, il n’y a d’ailleurs qu’un pas que la pensée magique franchit allégrement.
« Il fait bon aller à la quincaillerie comme il ferait bon vivre dans la maison qui bénéficierait des objets qu’elle recèle. Je me prends à rêver d’un transfert de traitement : ce n’est plus l’organisme maternel qui obéirait aux médicaments, c’est la maison que l’on soignerait, en la stimulant par des pitons, crochets, rallonges de prises de courant, luminaires, rideaux plastifiés, serpillières jetées comme des compresses, thermomètres de réfrigérateur plutôt que courbe de température de la malade, glacière à pique-nique plutôt que mallette pour flacons de prise sang, couteaux à découper la volaille plutôt que seringue à ponction lombaire. »
Mais il faut revenir au chevet de la malade. Se refaire flic, douanier, ministre de l’intérieur de sa mère.
« Tels ces Africains repoussés dans le désert alors qu’ils avaient enduré mille souffrances pour atteindre l’Europe, ma mère est rejetée sans ménagement vers sa douleur. Le droit, les procédures sont de mon côté. Je ne la vois plus comme Maman, mais comme une clandestine qui tente d’exploiter la moindre brèche dans ma vigilance. »
La cruauté qu’il faut pour soigner quelqu’un. Le rapport de pouvoir qui s’instaure entre la fille et sa mère. « Je suis la sentinelle, elle est la Solitude », dit-elle un moment. L’Œdipe féminin qui se met en branle. Car la fille qui devient la mère de sa mère, donc sa grand-mère, rappelle aussi à sa mère qu’elle détestait la sienne.
« A m’imaginer sous les traits despotiques de sa génitrice – que, soit dit en passant, j’adore – elle a fini par me rendre semblable à elle. Modelant son comportement sur la stratégie de pouvoir qu’elle m’impute, ma mère m’a assigné le rôle qu’elle redoute. J’en deviens ce masque antipathique qu’elle me fait revêtir et mon visage autoritaire riposte à ses attaques contre l’autorité. Sa manière d’attiser les flammes du caractère qu’elle me prête suscite ma propre réaction, nécessairement très ferme. Et parfois, j’envie ma grand-mère qui ne se privait pas de gifler ma mère. Je m’arrête dans cette violence fantasmatique en ressentant la tristesse de Maman d’avoir été si peu aimée. Je voudrais soudain tout effacer : l’attitude passée de ma grand-mère, ma conduite de garde-chiourme du traitement, je voudrais éradiquer cette férocité qui a sauté une génération pour s’acharner contre ma mère, prise en tenaille. »
L’hospitalisation est vécue comme un coup d’état. Et le retour, pour la fille, à la solitude. A la maison. Au fantasme d’un bal qu’elle donnera pour le retour de sa mère. Au conte de fée qu’est l’espérance. A l’écriture, enfin, la seule chose qui peut faire aimer sa douleur.
[Article paru dans Les carnets de la philosophie n°7 en avril 07]
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08/10/2008
SAMEDI, les auteurs de la maison lisent en musique ! Dès 17 h !!
Samedi 11 octobre : concert & lectures à l'Espace des Femmes !!
Dès 17 h, venez écouter Laurence Zordan lire "Blottie", Catherine Weinzaepflen lire "Le temps du tableau", Michèle Ramond lire "Lise et lui", Victoria Thérame lire son mythique "Hosto-Blues" et Françoise Collin lire "On dirait une ville"...
Les musiciennes seront : Sophia Vaillant, pianiste classique et tango http://sophiavaillant.com/topic/index.html
Et
Yuko et Mayumi Sugiyama, flûtes traversières, soeurs jumelles italiennes de père japonais et de mère italienne http://www.duosugiyama.com/at-concerti-fr.html
30/06/2008
Article de fond sur "Blottie" (par Pierre Cormary, Le Magazine des Livres, mai-juin 2008)
Parole en souffrance (sur Blottie de Laurence Zordan)
Un père blessé dans sa fierté filiale par une fille qui ne veut pas lui donner la preuve de sa réussite sociale. Un petit garçon défiguré à cause d’une vengeance qui tourne mal. Un accident de roller qui rend une mère aphasique et paralysée juste après qu’elle ait eu son enfant. Une petite fille sous influence d’un grand-père bourreau. Le jeu du foulard dans les écoles. Dans un roman de Laurence Zordan, les événements se lient sans se relier systématiquement. Le mal est aussi structurel que conjoncturel. La fatalité s’ajoute au déterminisme. On est dans la tragédie (tout ce qui arrive a un sens) comme dans le drame (tout ce qui arrive arrive par hasard). Comme le dit Gentiane, l’héroïne, « j’ai toujours moqué les gens qui cherchent un sens à leur vie, de braves toutous qui veulent une laisse métaphysique pour museler le non-sens ». Hélas, c’est elle qui, après son accident, tentera de substituer le sens au non-sens de son existence. En vérité, la métaphysique est une question de survie. Mémoire et raison vont en tous cas dans cette direction et nous font trouver (ou imaginer, mais quelle importance ?) des causes aux événements, des liens entre les situations, du sens, enfin, à nos malheurs. C’est que le mal n’est supportable qu’en perspective. La difficulté qu’il y a lire un livre de Zordan réside précisément dans cet enchevêtrement de hasard et de nécessité qui conduisent la narration. Le texte épouse en effet l’impossible objectivité qu’il y a rendre compte de la réalité en même temps que l’obsessionnel et subjectif besoin de le faire. Blottie fonctionne comme un monologue intérieur, celui de Gentiane, tout en restant écrit à la troisième personne (« elle »). Et donc, les accidents imprévus s’entrecroisent avec les incidences intérieures. Les lignes de fuite se juxtaposent avec les lignes droites.
Le grand art de Zordan est de montrer que la réalité ne laisse jamais tranquille la compréhension qu’on croyait avoir d’elle. Est réel en effet ce qui est à la fois flou et radical, insaisissable et qui pourtant nous saisit, incompréhensible mais qui ne laisse pas d’être. Est réel ce qui nous surprend et nous prend à notre corps défendant – un corps qui ne peut d’ailleurs plus se défendre. Supplicié dans Des yeux pour mourir, médicalisé jusqu’à l’insoutenable dans Le Traitement, hémiplégique et muet dans Blottie, le corps selon Zordan est cette membrane perpétuellement souffrante qui révèle l’existence autant que son empêchement – comme si nous ne pouvions qu’exister que dans le blocage de cette existence. Gentiane voudrait d’abord être la maman de Violaine mais la maman de Violaine est gentiane, sans majuscule et sans force, réduite à l’hémiplégie sur son lit. Si la littérature dite féminine est une littérature du manque et de l’excès, alors celle de Laurence Zordan l’est par excellence. Chez elle, le déficit de l’expression va de pair avec l’excédent de ce qu’il y a exprimer. C’est ce pauvre père, humble bureaucrate, qui aurait tant voulu transmettre à sa fille son goût des lettres et qui passe à son bureau pour un zouave dont tout le monde se paye la tête. C’est cette mère qui voudrait dire au monde entier que sa fille est innocente des rituels d’étranglement auxquels on la soumet dans la cour de récréation mais qui ne le peut car elle est incapable de parler ou d’écrire. C’est cette nounou étrangère qui s’exprime si mal et qui ne comprend pas que la petite fille ne veut pas mettre l’écharpe qui lui rappelle les étranglements. C’est enfin ce chirurgien qui parle toutes les langues sauf la sienne, car la sienne, plus que langue maternelle, est langue paternelle, de ce père qui était bourreau dans des camps de prisonnier. « J’ai voulu être polyglotte pour recouvrir les cris de douleur qu’il arrachés à tous ces malheureux, dira-t-il un jour. J’ai voulu découvrir toutes les littératures du monde pour montrer qu’elles contredisaient son idéologie de purification ethnique. »
Chez Zordan, la parole est toujours en souffrance et la conquête de celle-ci devient l’enjeu de ses textes. « Les pires accidents de la vie sont langagiers » disait Amélie Nothomb, cette autre déesse autodestructrice, grande spécialiste des sabotages amoureux et des mots qui assassinent. Dans Blottie, tout le drame débute par une faute d’orthographe que fit un jour le père dans un message informatique, écrivant « succint » au lieu de « succinct », et devenant, parce qu’il se targuait par ailleurs de littérature et de beau langage, la risée de ses collègues et le bouc-émissaire de son patron. Plus tard, lorsque sa fille se rendra chez ce dernier (comprenant trop tard qu’elle en fut la complice) afin de venger la mémoire de son père, elle le menacera de « l’engloutir dans le langage » dont il osé se moquer, c’est-à-dire de le diffamer progressivement par la rumeur, les ambiguïtés, les demi-vérité et les demi-mensonges que permet le pouvoir des mots, et cet enfer qu’on appelle nuance. Faire périr quelqu’un par attentat sémantique. Hélas ! C’est au moment où elle dégoupille sa bombe littéraire qu’explose pour de bon la bonbonne d’oxygène qui servait à faire vivre son père et qui va défigurer le petit-fils du patron. Comme dans Le comte de Monte-Cristo, la vengeance outrepasse son but et ce sont les innocents qui doivent payer pour les coupables. La réalité se mêle décidément de ce qui ne la regarde pas. Ou est encore plus imprévisible que prévu – comme dans cette belle scène où, des années plus tard, le garçon blessé, qui est devenu un adolescent romantique (et sans doute amoureux de celle qui a été sans le vouloir sa bourrelle) vient offrir des fleurs à celle-ci. « Le bonheur, est-ce lorsque tout s’arrange ? La sérénité après les péripéties ? Le bouquet de fleurs d’un garçon que je croyais avoir mutilé à vie ? » En fait, le pire, comme toujours, c’est la normativité des choses, la chute du langage singulier dans « le langage commun pour émotions ordinaires », et dans lequel s’enferme progressivement le mari désemparé – tandis que leur fille Violaine se met à imiter l’aphasie de sa mère dans un étonnant jeu de cache-cache des mots. C’est que « les mots de Maman sont cachés et qu’il faut les trouver ». Cependant, il y a des urgences où la condamnation de la mère au mutisme peut entraîner la condamnation de la fillette au martyr. Lorsque celle-ci est injustement accusée par l’école de sadisme à l’égard de ses petits camarades, prouvant par là-même qu’elle est bien la digne petite fille de son grand-père tortionnaire, et que seule la mère pressent son innocence, l’incapacité à dire les choses, à dire la vérité, se transforme en enfer intérieur. Car la mère sait que l’enfant qu’on croit cruel finit par le devenir pour de bon, selon le concept satanique de prophétie auto-réalisé.Mais pour Laurence Zordan, « il est impossible que la tendresse infinie soit impuissante. Il est inconcevable que la langue cachée des émotions soit étouffée par ceux qui se payent de mots, des mots à la parade, dans un défilé verbeux. »
Le Verbe triomphant grâce à l’Amour ? la mère sauvant l’enfant coûte que coûte ? C’est là la sagesse du roi Salomon que l’auteure semble reprendre à son compte – ou à celui de son espoir. Il faut le lire jusqu’au bout ce beau livre difficile où l’écriture de la cruauté irradie de tendresse, où le langage de l’amour parle celui de la torture. L’on se dit alors que la part d’obscurité qui constitue l’écriture zordanienne n’est là que pour faire supporter au lecteur ce qu’il ne pourrait pas supporter dit dans une langue plus franche. Impossible, en tout cas, d’en sortir intact.
11:45 Publié dans Laurence Zordan | Lien permanent | Commentaires (0)
29/06/2008
"Le temps de penser", de Richard Michel (La Chaine Parlementaire, juin-juillet 2008)
(source hebdomadaire Belle 24 juin 08 - Rubrique La télé au féminin)
Dimanche 29 juin 08 + 11 rediffusions
La Chaîne Parlementaire, 7h30
Pour visionner l'émission avec Laurence Zordan comme invitée de Richard Michel, sur le thème "Penser avec Antoinette Fouque", c'est ici :
PENSER AVEC ANTOINETTE FOUQUE
- Présentation de l'invité du jour, Laurence Zordan, écrivain. (1min 05s.)
- "C'est la grandeur du mouvement féministe que d'avoir de plus en plus renforcé l'union de la femme dans ses besoins universalistes et de la femme qui cherche à recréer l'unité de son corps, de son dés (8min 45s.)
- "La parité, c'est la reconnaissance que l'un des deux sexes est en charge de la procréation, et la symbolisation de cette procréation (...) elle est le cœur de la démocratisation." (Antoinette Fouque) (3min 57s.)
- "D'un écrasant fardeau, elles tirent une "triple dynamique" où se joue l'avenir du XXIème siècle : équilibre démographique, développement durable, démocratisation." (Antoinette Fouque) (5min 52s.)
- "La création génitale est le lieu de toute création de génie. Lacan disait qu'un être de génie est celui qui met au monde un objet qui n'existait pas avant lui. Le génie des femmes est cette capacité (5min 49s.)
- Réflexion de l'invité sur la citation de René Char. (07s.)
Laurence Zordan
Anciennne élève de l'Ecole Normale Supérieure et de l'ENA, Laurence Zordan63449 est agrégée de philosophie.
Haut fonctionnaire, spécialiste des questions de sécurité et de géostratégie, elle a publié aux éditions des femmes Des yeux pour mourir (2004), Le traitement (2006), A l'horizon d'un amour infini (2007) et au mois de juin 2008, un ouvrage intitulé Blottie.
Elle a participé à l'ouvrage collectif de réflexion Penser avec Antoinette Fouque qui vient de paraître aux éditions Des Femmes.
Les "empreintes" qui jalonnent l'émission :
«C'est la grandeur du mouvement féministe que d'avoir de plus en plus renforcé l'union de la femme dans ses besoins universalistes et de la femme qui cherche à recréer l'unité de son corps, de son désir et de ses amours, de son engagement dans la vie publique et de sa passion pour sa vie privée.» (Penser avec..., Alain Touraine, page 24)
«La parité, c'est la reconnaissance que l'un des deux sexes est en charge de la procréation, et la symbolisation de cette procréation [...] elle est le coeur de la démocratisation.» (Gravidanza : Féminologie II, Antoinette Fouque, page 203, Penser avec..., page 109)
«D'un écrasant fardeau elles tirent une "triple dynamique" où se joue l'avenir du XXIème siècle : équilibre démographique, développement durable, démocratisation.» (Il y a deux sexes : Essais de féminologie, 1989-1995, Antoinette Fouque, in Penser avec..., page 103)
«La création génitale est le lieu de toute création de génie. Lacan disait qu'un être de génie est celui qui met au monde un objet qui n'existait pas avant lui. Le génie des femmes est cette capacité de faire venir au monde cet objet génital unique, comme un objet absolument vivant, pensant, parlant.» (Gravidanza : Féminologie II, Antoinette Fouque, in Penser avec..., page 179)
13:20 Publié dans Antoinette Fouque, Laurence Zordan | Lien permanent | Commentaires (0)
15/06/2008
"Blottie", signalé sur les sites decitre, la librairie Mollat et La Procure !
http://www.decitre.fr/livres/Blottie.aspx/9782721005830
http://www.mollat.com/livres/blottie-laurence-zordan-9782721005830.aspx
http://www.laprocure.com/livres/laurence-zordan/blottie_9782721005830.aspx
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13/06/2008
Critique élogieuse de "Blottie" sur Le blog d'Ivoirine
http://leblogdivoirine.canalblog.com/
"Blottie" est un livre merveilleusement écrit qui se lit d'une traite. Il révèle une sensibilité d'écriture, une émotion présente dans chaque phrase qui m'a beaucoup émue. On est trés vite plongé dans la vie d'une femme, Gentiane, dans ses resentis, ses émotions, ses interrogations et ses révoltes. C'est l'histoire de plusieurs relations familiales. Tout dabord celle du rapport au père lointain, rejeté et pourtant aimé et admiré, puis celle de la maternité et de la relation mère-fille.
Mais "Blottie" est aussi et surtout l'histoire d'une femme qui se bat pour les mots, c'est l'histoire de la passion du langage, des mots sans lesquels on n'existe plus qu'à l'intérieur de soi, sans lesquels l'acteur ne devient plus que le spectateur passif du monde qui l'entoure. Mais lorsque Gentiane, actrice passionnée de tragédie classique perd lors d'un accident la capacité du langage, tant verbal que corporel, elle ne voudra pas se résigner à rester tapie dans son coin, elle se battra pour rester mère et pour prouver son amour à sa fille.
Ce livre est parue aux éditions "Des Femmes" dirigés par Antoinette Fouque qui a pour objectif de promouvoir l'écriture des femmes dans sa diversités. Si vous voullez en savoir plus vous pouvez aller consulter leur site web, n'hésitez pas à aller voir la rubrique sur le salon du livre, c'est par là ou vous aurez accès à tout ce qui concerne les publications.
: http://www.desfemmes.fr
http://www.desfemmes.fr/histoire.htm
Et voiçi le lien vers la critique de Babelio
http://www.babelio.com/livres/Zordan-Blottie/61984
20:20 Publié dans Laurence Zordan | Lien permanent | Commentaires (0)
Citations de Laurence Zordan choisies par les bloggueuses
http://www.babelio.com/citations/Zordan-Blottie/61984
Pour la premiere fois, l'enchantement s'est emparé de mon corps, je suis devenue un sortilège et tu es mon prestidigitateur. Je croyais n'être qu'ici et maintenant, comme tout le monde, or, tu as déposé le monde en moi: j'attends un enfant.
La tragédie n'opose guère A et non-A, des héros sympathiques et des méchants. La tragédie fait s'entretuer des innocents.
(relevé par Ivoirine)
20:20 Publié dans Laurence Zordan | Lien permanent | Commentaires (0)
09/06/2008
Mardi 10 juin, dès 18h30, Soirée Juliet Mitchell & Françoise Barret-Ducrocq
Nouveauté aux éditions Des femmes-Antoinette Fouque :
Frères et sœurs. Sur la piste de l’hystérie masculine Juliet Mitchell
Collection « La psychanalyste »
Traduit de l’anglais par Françoise Barret-Ducrocq.
ISBN : 978-2-7210-0521-2
Format 15 x 22 cm – 528 pages - 25€
Office 02/05/2008
Le livre traite avec une très grande érudition puisée dans l'anthropologie, la psychanalyse et les grands mythes de la littérature occidentale, de l'histoire universelle de l'hystérie. Cette analyse amène l'auteure a reconsidérer de façon radicale la construction du psychisme telle qu'elle a été présentée jusqu'ici, à proposer une lecture différente du complexe d'Œdipe et à affirmer la nécessité de prendre en compte les relations horizontales entre celles et ceux qui se trouvent en situation de frères et sœurs – qu'il existe ou non un lien biologique entre eux.
Juliet Mitchell ne propose à aucun moment de substituer cet axe horizontal à l'axe vertical, mais souhaite prendre conjointement en compte ces deux axes, dont la mise en relation ouvre de nouvelles perspectives.... En démontrant le caractère universellement possible de l'hystérie, elle réhabilite un diagnostic qui permet de mieux comprendre, non seulement certains dysfonctionnements du psychisme humain, mais aussi la relation entre pairs.
Juliet Mitchell, née en 1940 en Nouvelle-Zélande, a participé à la fondation du Women's Liberation Movement et a été coéditrice de la New Left Revue anglaise. Psychanalyste et universitaire, elle est professeure à Cambridge (Grande-Bretagne), où elle enseigne sur le thème « Genre et société ». Elle a publié de nombreux ouvrages, traduits dans plusieurs langues, dont L'Âge de la femme et le best-seller Psychanalyse et Féminisme, parue en langue française, aux Editions Des femmes -Antoinette Fouque.
Françoise Barret-Ducrocq est agrégée d’anglais, docteure d’Etat, professeure à l’Université de Paris 7-Denis Diderot. Elle est secrétaire générale depuis 1992 de l’Académie universelle des cultures. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Elle a traduit aux éditions Des femmes-Antoinette Fouque, Psychanalyse et féminisme de Juliet Mitchell ainsi que Conscience de femmes, monde de l’homme de Sheila Rowbotham.
24/05/2008
"Blottie" sur Livres et délices
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Gentiane est une comédienne de grande renommée : son talent fait l'unanimité. Les vers de Racine résonnent encore en elle lorsqu'un homme vient la trouver dans sa loge et dit : "Vous êtes très belle. Avez-vous un dictionnaire ?" Cette question mène le lecteur aux origines de Gentiane, à son père et à la mutilation d'un enfant dont elle est, selon elle, responsable. Le passé de cet admirateur qu'elle finira par épouser semble bien trouble lui aussi. C'est avec ces secrets que Gentiane poursuit sa vie et doit faire face à la maladie.
Il est bien difficile de proposer un résumé structuré de ce roman pourtant court. En effet, j'ai trouvé la lecture des premières pages laborieuses : le passé de Gentiane avec son père et cet enfant défiguré m'a semblé sur le moment fastidieux et peu utile après lecture. Sans doute une simple évocation, quelques pages tout au plus suffisaient et l'intrigue s'en trouvait allégée. De plus, l'auteur, soucieuse semble-t-il d'employer de beaux mots, tombe dans le travers du pédantisme : malgré le lien particulier qui unit Gentiane à son père, le registre trop soutenu nuit à la narration.
Bref, je ne suis réellement "entrée" dans le roman qu'au moment où le narrateur reprend la conversation des personnages qui avait été entamée en incipit. De là s'ensuit une histoire de femme confrontée à la maternité et à la maladie, à la vie et à la mort : dès lors, la lecture est aisée et la langue travaillée, mais sans outrecuidance... comme si l'auteur s'était elle-même laissé prendre par les personnages.
Mon avis sur ce roman est par conséquent partagé car, même si j'aime les récits à la langue recherchée et travaillée, je n'ai vraiment pas adhéré aux trente premières pages. Or, la qualité d'un début de roman est primordial à mes yeux.
20:15 Publié dans Laurence Zordan | Lien permanent | Commentaires (0)
31/03/2008
"Panorama du Médecin" critique "Blottie" avant tout le monde !!
Panorama du Médecin, 31 mars 08
Jeux de miroirs
En littérature comme ailleurs, le talent ne se rencontre pas tous les jours. Pour le trouver, il faut prendre son mal en patience, chercher là où on ne l'attend pas : à la marge, souvent, perdu dans le catalogue de telle ou telle petite maison d'édition. Voyez la jeune femme qui a choisi pour nom de plume Laurence Zordan. Dans le "civil", cette normalienne agrégée de philosophie et diplômée de l'Ena, occupe un poste de haut fonctionnaire dans l'administration républicaine. Le reste du temps, à ses heures "perdues", elle écrit. Son quatrième roman s'intitule Blottie. C'est un texte bref, superbe, dont la centaine de pages nous ouvre tout un monde.
L'intrigue ne se laisse pas facilement résumer. Disons que les deux personnages principaux commencent par s'entre-déchirer, et qu'ils s'allient ensuite pour combattre leurs démons familiaux. Commençons par Gentiane : fraîche et belle créature, cette ancienne élève de Polytechnique a préféré tout larguer, avant même la remise des diplômes, et se lancer dans une carrière d'actrice. "Fascinée par la destruction", elle a longtemps joué à cache-cache avec les rêves de son père, un médiocre employé de bureau en mal de revanche sociale, un amoureux de la littérature, certes, maisd qui était incapable d'écrire ses rapports sans faute d'orthographe. Jusqu'à la mort de ce père, donc, Gentiane aura résolument opté pour les chassés-croisés : "Elle avait bafoué la piété filiale en narguant l'amour des mots par l'amour des mots par celui des chiffres, puis elle avait dédaigné la mathématique pour déclamer les grands textes dont son père se délectait autrefois", résume la narratrice.
Mais voilà qu'un jour la fuite de Gentiane vient en heurter une autre, bien plus tragique encore. A l'issue d'une représentation, la comédienne rencontre un chirurgien d'origine "étrangère", qui a découvert, croit-elle, que son jeu d'actrice sonne faux. Fascinante scène inaugurale, où la séduction opère sans aucun compliment, sur un ton glacé, avec une petite dague dans chaque réplique. Ce qui débute alors, dans ce singulier coup de foudre, ce n'est pas une romance attendue, mais un étourdissant jeu de miroirs. Car pour l'héroïne, l'élégant étranger apparaît bientôt comme un double du père. Un double positif, cette fois : amoureux fou de littérature et de mots, ne jurant lui aussi que par le dictionnaire, mais pour souligner les subtilités de la langue. "Vous seule pourriez prononcer quelques mots dans ma langue maternelle sans me donner envie de l'assassiner", lance t-il à la jeune comédienne à l'heure de lui déclarer sa flamme.
Récit d'amour, épopée familiale ou drame psychologique ? Il faut se garder de poser une étiquette sur ce petit bijou, qui relève un peu de tout cela à la fois. On le lit d'une traite, avec bonheur, et on en sort ravi, tout étonné par tant de virtuosité.
Blottie, de Laurence Zordan, Editions des femmes-Antoinette Fouque. 104 p., 10 euros.
14:45 Publié dans Laurence Zordan | Lien permanent | Commentaires (0)