Titre étrange puisque vous êtes nés aussi, l’auteur comme chacun de ses lecteurs. Mais titre qui intrigue justement parce que la naissance fait problème : naître des morts est peu courant, surtout lorsque vos deux parents disparaissent d’un coup au même moment – ce moment vital qui est celui de la naissance…
Nous sommes le 15 septembre 1943 à 20h30. Le énième bombardement les usines de l’ouest de Paris, dont Renault qui collaborait avec l’Occupant, a fait plus de sept mille morts durant la guerre. Mais ce jour-là, ce sont trois occupants d’une voiture qui sont fauchés porte de Saint-Cloud. Le chauffeur est le père, la passagère arrière la tante et la passagère avant sa femme – la mère. Enceinte, on l’accouche par césarienne in extremis d’une petite fille. C’est cette histoire que nous conte Chantal – son histoire.
Adoptée illégalement par des bourgeois, on lui taira sa naissance et les papiers seront détruits pour que jamais elle ne retrouve sa famille. A l’époque, on pensait le traumatisme trop fort pour une enfant, tandis que le couple stérile se voyait doté d’une fille de bonne origine. Mais le Nom-du-Père hantera la petite Chantal toute son enfance durant, ses écrits de 7 à 13 ans, publiés en annexe, en sont le touchant témoignage. La névrose traumatique fait passer le manque par le langage. Elle évacuera dans l’écriture cette angoisse existentielle du non-dit, du mensonge originel, de la peur tout bébé. D’où ce refuge dans le lourd manteau noir de la chercheuse d’archives, la cinquantaine venue, qui a donné son titre à la première édition de 1998.
Ce gros livre est remarquablement écrit, les phrases fluides au vocabulaire étendu n’hésitent pas à prendre parfois des longueurs à la Proust, sans jamais insister, ou d’établir des litanies à la Céline pour bien marquer le répétitif. Le ton s’adapte aux conditions des gens, mais l’argot parigot de ‘Madame de’ qui fut sa mère adoptive étonne. D’où vient ce parler popu d’une dame à particule qui se pique d’habiter Auteuil ? D’où vient aussi que l’auteur dit être heureusement accouchée page 12, tandis qu’elle se déclare sans enfants page 501 ? Peut-être me pardonnera-t-elle ma lecture, mais j’ai hésité entre récit et roman, ce qui ne se lit pas pareil. L’un et l’autre étaient possibles mais le texte hésite. Toute la « Première époque », jusqu’à la page 279 ressort du roman. Le lecteur marche mais, lorsqu’il parvient à la partie suivante, il trouve du récit. Toujours bien écrit mais – face sombre du lyrisme orienté vers la lumière du début – devenu méticuleux, obsessionnel, dans le ressassement. Le choc des deux parties rend le lecteur mal à l’aise.
Pourtant, c’est bien l’écriture qui sauve le livre. Le style, c’est l’homme. Ici la femme, mais le français entend le mot « homme » au sens neutre d’être humain lorsqu’il prend le ton de la généralité (il est bon de rappeler cette évidence aux féministes). L’auteur « essaiera de transfuser la vie dans les mots comme du sang dans les veines. Elle va essayer d’écrire… Au nom de la vie » p.525. Essai plutôt réussi, à lire pour le ton neuf qu’il apporte dans la production française !
Chantal Chawaf, Je suis née, 2010, édition des Femmes, 561 pages, 19€
Hypatie d’Alexandrie - Maria Dzielska
lundi 3 mai 2010, critique par Tristan Hordé
Sur ©e-litterature.net
Hypatie d’Alexandrie est devenue héroïne du grand écran sous les traits de Rachel Weisz dans le film Agora (présenté à Cannes en 2009) du réalisateur espagnol Alejandro Amenábar, qui raconte l’histoire de la philosophe et mathématicienne. En France, le premier à la sortir de l’oubli est un grammairien connaisseur de l’Antiquité, Gilles Ménage, qui publia en 1690 Historia Mulierum philosopharum [Histoire des femmes philosophes]. Le sujet a été repris et développé en 2006 par Éric Sartori avec son Histoire des femmes scientifiques de l’Antiquité au XXe siècle : Les filles d’Hypatie. Ce titre donne à Hypatie un rôle de pionnière et on attendait qu’un livre lui soit consacré, qui reprenne minutieusement le peu d’éléments dont on dispose à son propos, textes anciens et correspondances. Il ne suffisait pas de les citer, mais de les comparer et de les analyser en relation avec ce qui peut par ailleurs être connu de la vie politique et des conflits de l’époque.
Maria Dzielska a reconstruit en partie la vie d’Hypatie et analysé la manière dont on a reconstitué sa biographie depuis le XVIIIe siècle. Sa beauté et sa jeunesse ont été constamment louées, elle a été perçue à la fois comme « un symbole de la liberté sexuelle et du déclin du paganisme (et, avec lui, de la disparition de la pensée libre, de la raison naturelle et de la liberté d’expression). » La réalité est différente et plus complexe.
Hypatie, née vers 355 et morte en 415, devint, comme son père Théon, mathématicienne et astronome (elle aurait peut-être mis au point l’édition de l’Almageste de Ptolémée), et elle enseigna aussi la philosophie. Ses disciples faisaient souvent de longs voyages pour former auprès d’elle une communauté intellectuelle, issus de Syrie, de Lybie ou de Constantinople (maintenant Istanbul). Elle était appréciée pour ses qualités morales, menait un train de vie modeste et n’eut probablement jamais de relations sexuelles ; « toutes nos sources, écrit Maria Dzielska, s’accordent à la présenter comme un modèle de courage éthique, de vertu, de sincérité, de dévouement civique et de prouesse intellectuelle. » Dévouement civique : elle était sollicitée pour conseiller les autorités d’Alexandrie ou impériales.
Pourquoi une telle femme a-t-elle été massacrée par les chrétiens ? À partir de 414, le conflit entre le patriarche Cyrille et le préfet romain Oreste, laïc, s’exacerba, les autorités ecclésiastiques cherchant à empiéter sur le pouvoir politique ; Hypatie, dont l’influence était importante, s’opposait à la mainmise des religieux sur les affaires laïques. Le bruit fut répandu qu’elle était une sorcière, ce qui scellait son sort tant était forte la peur de la sorcellerie : en mars 415, des hommes de Cyrille l’attaquèrent, « la tuèrent à l’aide de "tessons de poterie" [...], traînèrent son corps hors de la ville [...] avant de la brûler sur un bûcher. »
Hypatie n’a pas été victime d’une campagne contre les païens, non seulement parce qu’elle n’avait pas marqué de sympathie pour les cultes païens, mais aussi parce que les chrétiens s’en prirent d’abord aux juifs avant de combattre la pensée païenne. Après elle, la philosophie grecque, les mathématiques et l’astronomie ne disparurent pas à Alexandrie : « Jusqu’à l’invasion arabe, des philosophes continuèrent à expliquer l’enseignement de Platon, d’Aristote [...] et des néoplatoniciens. » Par ailleurs, Hypatie fut d’une certaine manière récupérée par le christianisme : il semble que la plupart de ses qualités ait été versée à la légende de Catherine d’Alexandrie.
Maria Dzielska apporte un point de vue nouveau sur Hypatie et, en outre, étudie dans le détail le statut de ses disciples, ce qui permet de restituer la composition du milieu intellectuel d’Alexandrie dans la dernière partie du IVe siècle ; ces disciples, riches, puissants — et seulement masculins —, occupaient tous de hautes fonctions. Ce travail savant, si nécessaire à la connaissance de l’Antiquité tardive, ne fait donc pas que mettre au jour, comme l’écrit Monique Trédé dans sa préface, « la figure complexe d’une éminente intellectuelle, en un temps où l’hellénisme jette ses derniers feux. » On regrettera seulement que la traduction, à partir d’une version anglaise, soit parfois approximative.
Tristan Hordé