07/11/2009
Le passionné Georges Bertin livre une profonde étude sur Chantal Chawaf dans l'excellente Revue Esprit Critique (été 2009)
Un article de fond sur l'oeuvre de Chantal Chawaf, écrit par un grand professeur !
Revue Esprit Critique
été 2009 - volume 12 - numéro 2 | |||
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Le corps et le verbe, la langue en sens inverse. Paris, Presses de la Renaissance, coll. « Les essais », 1992, 295 p. Compte rendu de lecture par Georges Bertin Les hasards d’un colloque mélusinien au Centre d’études et de civilisation médiévale de l’université de Poitiers nous ont fait découvrir un auteur qui a écrit un ouvrage important, nous semble-t-il, sur le lien entre l’écriture et la vie, sur la privation de langue vivante dont souffre notre époque. Écrivaine française contemporaine, Chantal Chawaf a produit plus de 25 romans, plusieurs essais, de nombreux articles, dans lesquels elle explore la féminité, les relations mère - fille, l’écriture féminine et les langages du corps. Le corps séparé Dans cet essai très dense, écrit en 1992 et qui n’a pas pris une ride, le propos de l’auteure est défini d’emblée : la séparation du corps et de l’esprit doit être rapportée à la privation de langue vivante dont les humains sont victimes. En effet, « Depuis l’aube du christianisme, l’être humain est abandonné en partie à lui-même, à une partie réprimée de lui-même ». Sa parole, sa voix, son corps sont momifiés, puisque le corps se trouve, en quelque sorte, court-circuité dans sa respiration, sa relation au monde, asservi qu’il est par deux mille ans de division, d’angoisse, de culpabilité, de reniement ; puisque, dans sa haine et sa peur du vivant, l’homme prend la vie pour la mort et la mort pour la vie. D’où encore le fait que nos identifications soient partielles, que notre intimité reste interdite, inconnue, baignant dans un climat de honte et d’inceste. Car « La vie fait peur dès lors que l’on ne s’autorise plus à la connaître ». Et de proposer un rapprochement de la langue de la vie avec son origine vécue, « dans un langage où le verbe et la chair s’unissent au réel de notre corps et non plus seulement de notre croyance ».Ce constat posé, l’auteur va tenter de nous faire changer de direction en prenant soin de la langue au moyen de la force amoureuse de la vie qui peut « traverser le mot jusqu’au foyer de sa lumière intérieure et, tout en l’illuminant, cicatriser la blessure de la séparation ». Les mythes Au service de ce projet de revitalisation collective – lequel a des effets tant sur l’intime que le social – Chantal Chawaf va explorer plusieurs mythes. Celui de la Genèse nous raconte comment la connaissance du corps fut interdite à l’humanité en même temps qu’elle la fondait, car « le besoin de connaître est transmis à l’homme par la femme » et notre destin consiste à sortir du paradis du fantasme et à passer de l’inconscient au conscient en le payant de sa souffrance. La Bible, dés le début du texte sacré, nous apprend notre réalité d’hommes et de femmes terrestres, nos limites humaines. Mais le christianisme « fit du corps un péché et de la femme celle par qui le péché arrive ». Dans l’Évangile de Saint-Jean, on ne trouve plus la Femme (le corps qui précède le corps), mais seulement le Verbe qui précède le corps, « Puisque le corps existe avant de savoir qu’il existe… que la parole est divinisée au prix de la perte de son origine biologique humaine ». C’est là, pour notre auteure, que va naître, encouragé par l’Église médiévale, « un langage désincarné qui exilera du verbe le corps, et donc la femme, la mère organique », privant le verbe de son altérité. Il n’existera plus dès lors qu’un genre le masculin, et si le féminin subsiste, ce sera sous la forme d’une androgynie cachée. Pourtant, il n’y avait rien de tel dans l’antique épopée de Gilgamesh, où, grâce à l’amour d’une femme, l’intelligence d’Enkidou s’éveille et qu’il devient entièrement humain, car « S’il y a quelque chose de biologique, c’est bien ce passage de l’homme par la femme ». C’est ce que détruit, pour Chawaf, la religion chrétienne, et son mythe cruel pour la vie humaine, dont rend bien compte le mythe courtois. Le conte de Perceval va ainsi produire un langage affectif pour exalter la femme. Mais demande l’auteure, quand elle est idéalisée, que reste-t-il de la femme ? Et l’aventure chevaleresque ne peut se vivre que loin d’une femme « dont seule l’image trop idéalisée sera proche du chevalier qui aimera une femme imaginaire ». Pour le christianisme, le corps est fille de l’enfer et l’esprit fils de Dieu. Elle ne peut inviter à l’union du corps et de l’esprit cette religion qui dresse une partie de l’homme contre l’autre partie de lui-même, alors qu’il « est vital de restituer à la vie physiquement et même dangereusement humaine sa spiritualité charnelle ». La parole divine, sacrée, est là opposée à la chaire profane, elle est fermeture à la vie, abstraction. Reich ne disait pas autre chose, quand dans la Révolution sexuelle, il décrivait les mécanismes pathologiques de l’ascétisme et du refoulement sexuels dans les sociétés autoritaires [1]. Il faut tuer le corps pour vivre, c’est le message chrétien, car le passé doit triompher, il est l’ordre, il fait loi, il sacrifie le futur. La thèse de l’auteure est donc un projet de vie « qui voudrait que la chair et l’esprit ne fasse plus qu’un. Soit une union intérieure où le corps et l’esprit en s’unissant en chacun de nous puissent s’ouvrir à l’autre et à l’extérieur en nous rendant pleinement humains avec soi et avec l’autre, dans le respect de l’altérité et de l’intégrité », et de convoquer à son service nombre d’exemples littéraires : - Perceval le gallois où la Parole Mère est oubliée, quand le roman met en scène les limites de l’incommunicable, - l’écriture contemporaine quand, de Sainte-Beuve ou Flaubert et Maupassant (Pierre et Jean) à l’Autoportrait en érection de Guillaume Fabert et à Paul-Loup Sulitzer (la femme pressée), un leitmotiv traverse nombre d’œuvres : rendre compte de l’aliénation du corps, aboutir à la possibilité pour le corps de parler sa propre langue sensorielle, « d’élaborer une symbolisation charnelle qui manque au langage symbolique », faire qu’idées et émotions ne s’annulent plus réciproquement. En d’autres termes, et dans un autre domaine c’est ce que les sociologues Michel Maffesoli ou François Laplantine appellent « Sociologie du sensible », et nous-mêmes avec Jacques Ardoino et René Barbier nommons la posture impliquée… laquelle ne peut faire l’économie d’une pédagogie du symbole ancrée sur le trajet anthropologique entre pulsions subjectives et intimations du milieu (Gilbert Durand). Á l’inverse sont également explorées, dans cet essai, les postures romanesques du corps étranger à la vie ou de la haine de soi, dans un monde où « la parole qui sort du corps ne sait plus y rentrer sauf pour devenir muette ». La spiritualité elle-même est victime de cette vieille guerre des pouvoirs car « au pouvoir de la mère sur l’enfant succède et s’oppose plus tard, dans l’esprit, le pouvoir de la langue sur la mère ». Mais il n’est pas évident de revenir au monde natal pour passer à une langue mère non terrifiante, non menaçante, initiatrice… et la langue y tient une large part, « une langue aussi verbale que muqueuse ! » Les mots, le langage Suit alors un développement très intéressant sur le thème : d’où viennent les mots ? D’où vient la puissance de leurs sons ? Qu’est-ce qui communique dans la fusion de la voix et des mots ? Et Chantal Chawaf nous indique : le roman de la vie pour s’écrire doit être « un afflux de sang, de forces, de chaleur, une régénération verbale ». Ce n’est certes pas la langue des ordinateurs, des spots et des clashes qui y tendra, « dans la chute spirituelle rendue inexorable par l’asservissement médiatique ». Elle en appelle, en littérature, au charnel symbolique, à une littérature qui supporte le malheur de l’être humain, pour réconcilier l’humain avec une partie de lui-même. Pour cela, pour se guérir de l’ingratitude, il doit écrire la vie dans sa réalité charnelle et non pas imaginaire, ce qu’elle nomme le charnel symbolique, quand les « origines langagières flottent dans le féminin des rondeurs maternelles du corps de la femme », langage des origines charnelles et affectives qui rappellent à l’homme « qu’il est autant concerné par la féminité que la femme » et ce « malgré la terreur qu’il manifeste de l’intérieur féminin ». Et ce langage charnel symbolique, pour progresser, doit d’abord surmonter les inconscients et faire entendre le féminin. Ce qui est désiré, ce n’est pas la chair, c’est le corps, c’est l’idée qu’on s’en fait, sauf à rendre proche mentalement cette chair par le langage verbal. Ce que n’ont pas voulu ou réussi les troubadours, car, pour Chantal Chawaf : « La langue médiévale emprisonne la femme dans l’amour du mot […] volupté verbale et désincarnée dans de féeriques métamorphoses de la peur et de la haine et de la peur obsédante du corps réel ». Le langage courtois ne caresse pas, ne pénètre pas. C’est l’interdiction donnée au mot d’avoir une chair et une peau. Il faut donc élaborer une langue qui entretienne un rapport avec le corps, ce langage des origines qui fait entendre la voix de la mère, qui s’approche de la maternité comme s’il était un peu une matrice de la langue où se formerait la vie symbolique. Non pas sublimer qui nous rattache plus à l’imaginaire qu’au réel, mais traduire, « Copier la voix dans le souffle, dans l’écrit, ne pas être dupes de nos silences de nos idéalisations, de nos réticences et de nos pudeurs qui restreignent l’expression totale de la vie ».
Médiation Et l’auteur de poursuivre par une apologie de la médiation (ce que nous-mêmes avec quelques autres appelons encore une pédagogie du symbole, une troisième voie), entre le corps et le langage, une langue à mi-chemin entre le langage et la chair, une langue qui n’a plus peur de l’angoisse, qui luttera contre ce qui provoque l’angoisse et que l’on préfère cacher, le caractère traumatisant de la vie. Il faut lutter contre le manque d’un langage symbolique originaire, celui qui a précédé le langage symbolique du père, le langage convenu, social, autorisé, un pré langage puisque la langue culturelle tue notre langue maternelle. On le voit bien, cette médiation est d’abord littéraire. Et l’auteure de citer, dans ces pages très impliquées – et impliquant chaque lecteur – le travail littéraire de Régine Desforges, lequel justement s’appuie sur ce type d’émotions langagières car elle écrit à partir de ce corps intime, secret, inavoué, turbulent qu’elle partage avec le lecteur, et c’est sans doute ce qui le rend insupportable aux tenants de l’autre voie, celle de la parole divinisée au prix de la perte de son origine. Le superbe entretien que produit ici notre auteure avec cet écrivain met bien cela en lumière et nous vaut un témoignage éblouissant de sincérité de Régine Desforges sur sa propre vitalité, sur ses histoires d’amour, « celles dont on peut mourir ». Elle campe avec justesse la souffrance vécue, l’imaginaire obsessionnel, destructeur, de certains moments de crise et sur le fait qu’un amour peut disparaître avec le force du temps, en dépit de la peur panique qu’éprouvent ceux qui mettent un terme à leur histoire d’amour. Car « Aimer, c’est le grand dérangement le dérèglement, la possession, et encore la mystique du plaisir, l’extase, la confiance »… quand les hommes généreux, dit Desforges vous laissent libres, « Quand le don de l’homme, c’est de permettre à la femme de s’exprimer et de faire plaisir et honneur à ce don ». C’est cela l’amour de la vie : « vivre ardemment, brûler la vie par les deux bouts, ne pas être économe, se gaspiller soi-même… ». C’est le pari d’un auteur « complètement physique » à l’encontre d’un monde où l’écart entre l’individu et le social est de plus en plus accentué. Suivent alors de pénétrantes analyses sur Freud et la guerre, la haine, la violence, la répression du régressif par le verbal, notamment dans le nazisme. Á l’encontre de ces constats de haine omniprésents, et le nazisme en est l’épiphanie absolue, servis par un idéalisme récupéré, frelaté, l’auteure propose « d’incorporer le langage pour que le corps vécu et la langue de la vie ne fassent plus qu’un ». Car, à ne pas vivre nos corps, la haine peut revenir, sous d’autres formes et en d’autres lieux, hanter d’autres personnalités dénaturées, et corrompre d’autres foules... « La haine exclusive est une maladie tenace pour l’esprit […] quand le fantasme nous tient éloigné des problèmes de la réalité ». Il faut donc, et c’est à la littérature de le faire (nous ajoutons pour notre part les formes de l’expression artistiques, et encore les pédagogies initiatiques), « développer chez les individus, la culture de la vie sensible, la langue affective de l’amour et de la vie... » pour nous détourner du gouffre. Chantal Chawaf prend ensuite plusieurs exemples dans la culture contemporaine, (les hippies, les rockers et leur mégalomanie infantile, certains romans policiers), quand nombre de formes du langage s’obstinent à s’occulter elles-mêmes jusqu’à ne plus être capables de faire face au malheur, à l’angoisse, toute une littérature bientôt remplacée par des pilules ou le bouton de télévision. Chantal Chawaf nous montre ainsi que la parole du corps sacrifié est inefficace si cette rébellion charnelle se sépare du spirituel, « car l’humain est un tout et que quand ce tout est mutilé, un humain n’est plus humain », la médiation doit donc surmonter l’ambivalence humaine, ne plus cliver la langue entre corps et esprit, sauf à satisfaire chez l’être humain une envie de tuer, à couper le vivant… Pour réparer le processus destructeur, conclut-elle, il nous reste maintenant à travailler, à apprendre mot à mot le passé de notre corps. Soit former les noms sensoriels des éléments… porter à la lumière l’inscription primitive humaine et trouver chaleureusement son équivalent, sa trajectoire, spirituelle. Alors un nouveau langage percera nos replis intérieurs « comme le vagissement d’un nouveau né traverse la chair jusqu’au jour ». Nous retrouvons bien ici la question de l’initiation, du trajet anthropologique, du passage du continu au discontinu, étudiée par Georges Bataille (1957) : « Nous sommes des êtres discontinus mais nous avons la nostalgie de la continuité perdue ». Nous supportons mal la situation qui nous rive à l’individualité de hasard, périssable, immergés que nous sommes dans la quête du sacré au début du troisième millénaire, laquelle est à la fois effort communautaire et exigence spirituelle. Avec Chantal Chawaf, nous pouvons ajouter que ceci consiste, sur la base de l’expérience de nos sens, à agglutiner Le sens en le référant à des formes à la fois fixes et mouvantes, spiritualisées et en même temps soumises à l’altération. Elle implique, en même temps qu’elle nous implique, plasticité, pluralité des faits, doit contribuer et à l’ébullition sociale et à la perdurance des schèmes imaginaux dont Gilbert Durand a bien montré ce qu’ils devaient aux expériences corporelles fondamentales, « unis que nous sommes tous dans la vulnérabilité humaine, métaphysique... ». [1] Bertin Georges, Un Imaginaire de la pulsation, lecture de Wilhelm Reich, Québec, Presses universitaires de Laval, 2003. |
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19/06/2009
Laurence Zordan et Chantal Chawaf invitées par Mireille Calle-Gruber à la Sorbonne (lundi 22 juin) - Colloque Femmes entre les deux rives de la Méditerranée
Fabula, la recherche en littérature
Symposium "Poétique et politique du "genre" dans les migrations. Femmes entre les deux rives de la Méditerranée"
Evénement
Information publiée le lundi 8 juin 2009 par Fabula (source : Sarah-Anaïs Crevier Goulet)
Du 22 juin 2009 au 23 juin 2009, Sorbonne, Salle Bourjac (Paris, France) - 17 Place de la Sorbonne
Intervention de Laurence Zordan de 12h30 à 13h lundi 22 juin ;
Lecture de Chantal Chawaf de 18h30 à 19 h lundi 22 juin.
« Un acte d'hospitalité ne peut être que poétique »
http://www.ecritures-modernite.eu/equipes/cref-centre-de-recherches-en-etudes-feminines-et-de-genres
Adresse : Centre de Recherches en Études Féminines et de Genres / Littératures Francophones Université Paris III-Sorbonne Nouvelle 17, rue Santeuil 75231 Paris Cedex 05
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08/05/2009
Monique Petillon fait l'éloge du "manteau noir" dans Le Monde (article du 8 mai 1998)
Le Monde.fr : Archives 1
09/07/2009
littératures
Chantal Chawaf vers la lumière
Article paru dans l'édition du 08.05.98
A défaut d'un nom perdu, d'une identité effacée par la guerre, la romancière a trouvé dans l'écriture une langue poignante et belle pour conter son histoire. En 1974 paraissait un ouvrage d'une densité poétique peu commune. Une jeune femme, Chantal Chawaf, entrait en littérature avec ce premier livre inclassable : une narration, en diptyque, où s'inventait un langage pour dire à la fois la mort et la naissance, l'absence et la plénitude sensorielle. C'était dans Retable (éd. des Femmes), déjà, l'évocation d'une naissance traumatique, celle d'une enfant arrachée au corps d'une mère mourante tandis qu'en contrepoint, dans la Rêverie, se déployait un cantique charnel.
Un quart de siècle plus tard, Chantal Chawaf boucle magistralement la boucle avec un grand roman, Le Manteau noir, son dix après avoir évoqué la tendresse radieuse, angoissée de la maternité dans Cercoeur (Mercure de France) ; le bonheur lumineux de l'enfance, lié au merveilleux des contes, de Blé de semences (Mercure de France) à Fées de toujours ; le manque, le deuil ou la solitude dans Landes, Crépusculaires (Ramsay) ou Rougeâtre (éd. Pauvert), à travers un camaïeu de rouges. Depuis Chair chaude (Mercure de France), Chawaf explore l'aventure d'écrire au féminin » un langage pétri, travaillé à la paume de la main parce qu'il y a des mots remonter « vers la lumière », vers l'absence maternelle ce halo, cette blondeur cendrée.
Le Manteau noir est une « autofiction », très proche parfois de la réalité autobiographique. Dans une notice accompagnant L'Intérieur des heures (éd. des Femmes), Chantal Chawaf confiait qu'elle était née à la clinique du Belvédère, à Boulogne, après un bombardement en 1943, qu'elle avait porté, jusqu'à son mariage, un nom à particule. La fin de son roman, écrit en cinq ans, indique que, comme la femme au manteau noir, elle a, des mois durant, exploré les archives, interrogé des témoins, vécu dans une « communauté de fantômes mutilés ses parents parmi la masse des victimes civiles.
Le récit commence dans la violence de la guerre : éclats de métal, arbres fauchés, chairs meurtries. Puis c'est le décor froid d'une pouponnière : le petit humain », né d'une mère de vingt-quatre ans mortellement blessée, est devenu un beau bébé au regard fixe, qui attire et fait peur. Bientôt l'enfant est adoptée illégalement par un couple, qui efface toutes les traces de son identité. « Petite reine sauvage parmi les pois de senteur et les ronces, fillette pâlichonne, terrée dans l'appartement d'Auteuil, puis adolescente révoltée, l'orpheline n'apprend qu'à l'âge de vingt ans les circonstances de sa naissance.
Alors commence un retour en arrière, une descente aux Enfers à laquelle Chantal Chawaf a donné une véritable épaisseur romanesque. Elle recrée les personnages qui entourent l'enfant, fait entendre dans des dialogues les intonations, la langue familière de l'époque : la voix éclatante, un peu vulgaire de « Dadou », la fausse mère passionnée et possessive, semble sortie d'un film des années 50. Lorsque se tait cette voix, à la mort de Dadou, commence la quête d'une vérité introuvable.
La « fille des morts », devenue une adulte vêtue de noir, essaie, avec une douloureuse douceur, de préserver ses perceptions : elle ne veut pas oublier l'abîme qu'ouvre une guerre dans la chair et dans l'esprit des victimes. Recueillant des témoignages de survivants un secouriste, un bibliothécaire, une puéricultrice , elle fait entendre, pour tous les disparus, les profonds accents d'une berceuse infernale. Ce n'est pas un roman qu'écrit la chercheuse d'enfance », c'est « de l'inconnu », qui requiert une langue nouvelle, à défaut du nom de famille perdu qui lui aurait permis d'exprimer, intelligiblement, une expérience inouïe.
De sa plongée dans le pays « des souffles et des voix », dans la nuit des « muqueuses grenat », pour mieux témoigner de ses morts, pour transfuser, dans ses mots, le goût râpeux et chaud de la vie. Chantal Chawaf, souvent invitée aux Etats Unis, où l'on commente son oeuvre, reste trop mal connue en France. Le Manteau noir, ce voyage à rebours vers », éclaire de sa lumière obscure un destin singulier. C'est aussi l'ouvrage original et puissant d'une romancière en pleine maîtrise de ses moyens, qui mérite la consécration d'un large public.
MONIQUE PETILLON
16:51 Publié dans Chantal Chawaf | Lien permanent | Commentaires (0)
02/03/2009
Les Marianne de la diversité vous invitent à Féminin PluriELLES, vendredi 6 mars 2009, à 14 h (Maison de l'Amérique Latine)
http://lesmariannedeladiversite.org
http://lesmariannedeladiversite.org/IMG/pdf/Programme_Feminin_Plurielles-2.pdf
Dans le cadre de la journée internationale de la femme, les Marianne de la diversité, en partenariat avec l’association LLLS, vous invitent à partager un moment d’échange et de culture pour célébrer dans l’engagement et la solidarité la journée internationale de la femme.
De nombreuses artistes, chanteurs, comédiens, philosophes, sociologues, acteurs économiques et personnes engagées ont répondu à notre invitation et seront présents pour soutenir l’engagement au féminin. Lors de cette manifestation, la jeune artiste saoudienne Cheikha Latifa AL-Sowayel exposera pour nous ses toiles et ouvrira un pont entre l’Orient et l’Occident.
Découvrez ci-dessous le programme de cet événement :
FADILA MEHAL, Présidente-Fondatrice des MARIANNE DE LA DIVERSITE
En partenariat avec l'association LLLS
vous convie à la manifestation
"FEMININ PLURIELLES"
Lieu de cette manifestation :
Maison de l’Amérique Latine, salon Brasilia
117 boulevard Saint Germain
Paris 75007
Métro Solférino
Vendredi 6 mars 2009, de 14h à 19h (journée animée par Nadia Bey, journaliste à la radio)
PROGRAMME :
14h00 Accueil des participants
14h15 : Ouverture par Fadila Mehal, présidente des Marianne de la diversité
Allocutions :
Valérie Létard, secrétaire d’Etat aux solidarités
Fadéla Amara, secrétaire d’Etat chargée de la politique de la ville
Edgar Morin, sociologue, parrain des Marianne de la diversité
14h30 Regard :
Blandine Kriegel, philosophe, marraine des Marianne de la diversité
« Les femmes et la Méditerranée en partage »
15h00 Table ronde 1 :
L’expression au féminin, entre miroir et mémoire
Régina Avila , écrivain , artiste, Yamina Benguigui, Olivia Cattan , journaliste cinéaste, CHANTAL CHAWAF, écrivain, Faiza Guene, écrivain, GISELE HALIMI, avocate, Simone Veil, membre de l’Académie française, Scholastique Mukasonga, écrivain, et prix Seligmann 2008
Modérateur Alexis Lacroix, rédacteur en chef de la culture à Marianne
Hommage à Aimé Césaire par Gisèle Bourquin, présidente de femmes au-delà des mers
16h Table ronde 2 :
Aux actes citoyennes !
Isabelle Fougère, présidente de l’association des femmes journalistes, Carole Da Silva, DG AFIP, Soumia Malinbaum, présidente de l’AFMD, Véronique Morali, femme d’or 2008 Terra Fémina, Marie-France Picard, Halde, Françoise Seligmann, présidente de la fondation Seligmann, Françoise Vergés, historienne et politologue
Modérateur : Serge Moati/Frédéric Taddéi, journaliste
Echanges avec la salle
17h : Vincent Byrd le Sage, discours de Philadelphie de Barak Obama
17h15 : Témoignages de femmes de Fatima Lancou-Besnaci par Souad Amidou, comédienne
17h30 : Intermède musical, Kerry James, Louisa Belaiche, Sébastien Avispa, Sté Strauss.
18h15 : clôture
Fadila Mehal, présidente des Marianne de la diversité
Christine Albanel, ministre de la culture et de la communication
Rama Yade, secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères et aux Droits de l’homme
16:55 Publié dans Chantal Chawaf, Gisèle Halimi | Lien permanent | Commentaires (0)
Carole Vantroys interviewe Chantal Chawaf pour le Magazine Lire (article de mars 1998)
La mémoire bombardée
par Carole Vantroys
Lire, mars 1998
Le 15 septembre 1943, un couple est victime d'un bombardement à Boulogne-Billancourt. Enceinte, la jeune femme met au monde une petite fille avant de mourir. L'exode l'empêchant de retrouver ses grands-parents, Marie-Antoinette est adoptée illégalement et n'apprend la vérité sur son passé qu'à vingt ans. Dans cette «autofiction» douloureuse, Chantal Chawaf décrit l'obsédante recherche d'une femme en quête du secret de sa naissance...
En quoi le recours à la fiction vous a-t-il aidée à écrire ce livre que l'on devine si profondément autobiographique?
Chantal Chawaf. Pour moi, écrire est un acte d'amour. Je ne crois pas que l'on puisse sacrifier ses proches à la volonté de parler de son expérience intime, et leur faire du mal. D'où l'importance du roman qui, tout en s'enracinant dans le plus authentique, m'a offert la liberté de communiquer, simplement, sincèrement et le plus profondément possible, quelque chose de si complexe et de tellement viscéral.
Est-ce aussi pour cela que, dans le roman, votre héroïne attend la mort de Dadou, sa mère adoptive, pour rechercher ses origines?
C.C. Lorsqu'elle a vingt ans, Marie-Antoinette apprend la vérité, mais ménage ses parents adoptifs. Ce n'est que trente ans plus tard, lorsque sa mère meurt, qu'elle effectue cette recherche. Elle a été conditionnée pour effacer sa propre vie. Il lui a été interdit de se connaître. Alors elle attend, elle est docile, elle participe à l'effacement de sa personnalité
Même si on lui a tout caché pendant vingt ans, Marie-Antoinette pressent très tôt que ses parents biologiques ne sont pas ses parents...
C.C. Oui, on sait que le fœtus ressent de manière amplifiée tout ce que la mère perçoit. Dans le ventre de sa mère, la petite fille a entendu la guerre, les bombardements, les cris. Elle a sa «mémoire de bombardée». Et il lui en restera des séquelles pour la vie, même si ces souvenirs lui sont interdits par sa mère adoptive qui veut à tout prix la sauver, ressusciter cette enfant prisonnière de la mort, cette enfant qui ne veut pas vivre.
La petite fille est adoptée grâce à la loi d'août 1941...
C.C. Oui, la loi du code de la famille de 1939 a été révisée en 1941 pour faciliter l'adoption d'orphelins de guerre. Marie-Antoinette est orpheline, mais ses grands-parents partis en exode risquent d'entreprendre des recherches lorsque la guerre sera finie. Il suffit donc à ses parents adoptifs de faire de Marie-Antoinette une enfant naturelle, abandonnée, née de père et de mère inconnus, pour qu'il ne reste aucune trace de ses origines.
Pour écrire ce livre, vous vous êtes beaucoup documentée sur les victimes de guerre...
C.C. J'ai passé deux ans à temps plein dans le centre annexe des Archives de Paris de Villemoisson-sur-Orge. J'ai lu les rapports de police relatant les récits de bombardements, établissant les listes de victimes...
Je voulais aller voir là où même les historiens ne se sont pas penchés de près. Du côté des bébés, des femmes enceintes, des civils victimes des bombardements.
Est-ce un livre contre la violence?
C.C. Ce qui m'intéresse, c'est la problématique de la guerre, son aspect insoluble. Les parents de Marie-Antoinette sont tués par un raid «libérateur». Ils meurent à cause des sauveurs. Peut-on faire l'économie de ces vies inutilement sacrifiées? Passer outre en ne retenant que la victoire? Je n'accuse personne. Je constate simplement que la Seconde Guerre mondiale est la première guerre aérienne où les civils font partie de la guerre.
Vous avez publié votre premier livre en 1974. Pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour raconter cette histoire?
C.C. Je crois que ces deux décennies n'étaient pas de trop. Avant, l'émotion n'était pas encore suffisamment travaillée. L'angoisse était plus forte. Depuis 1974, j'ai publié une vingtaine de livres. Et c'est comme si chacun de ces textes m'avait aidée à trouver une langue capable de dire ce que je ne pouvais pas dire avec la langue que j'avais apprise.
16:46 Publié dans Chantal Chawaf | Lien permanent | Commentaires (0)
19/02/2009
Didier Jacob, foudroyé par "Le manteau noir" dans Le Nouvel Observateur (article du 19 février 1998)
Nº1737 - SEMAINE DU JEUDI 19 Février 1998
Quand les avions alliés attaquaient la France
Deux beaux romans pour une même tragédie: cest la dernière guerre vue par Chantal Chawaf et par Alain Genestar
Ce long miaulement, ce grondement, cette vibration comme celle dun chat qui ronronne, comme celle dun chat qui vient, comme un moteur de chat qui vole ce bruit nest pas celui que fait le chat de la maison. Car cest tout maintenant qui tremble et braille et pleure, et dans le ciel pas un moteur mais cent, pas une bombe mais mille, mille ufs métalliques largués par dénormes «Forteresses volantes» sur les hommes, en bas, qui courent en hurlant.
Le 15 septembre 1943, Boulogne-Billancourt est bombardée par les alliés dans le quartier des usines. Près de la porte de Saint-Cloud, une femme meurt qui allait donner la vie: une petite fille sortie à temps du tombeau de son ventre. Le 6 juin 1944, la ville de Caen est sacrifiée au débarquement qui se prépare. Les bombes pleuvent dans un crachin de feu qui simprime dans la mémoire anténatale de celui qui, quelques années plus tard, viendra aussi au monde. Boulogne ou Caen, les bombardements de 1943 ou ceux du Jour le plus long: cest toujours la mort que, dansles romans quils viennent décrire, ChantalChawaf, lécrivain que lon sait, et Alain Genestar, le patron du «Journal du dimanche», ont traînée, menottes aux poignets, devant la frêle justicedes hommes.
Dans son autobiographique «Manteau noir», Chantal Chawaf raconte la vie de la petite miraculée de Billancourt. Adoptée par un couple qui lui dissimule ses origines, Marie-Antoinette grandit, et sent monter en elle des vagues de terreur qui obligent ses parents de fortune à lui révéler que celle-ci ne lui a pas souri. La nuit survient. La folie guette. La mort est là, dans sa silhouette, ses cheveux fous, ses yeux comme des phares tristes qui portent à eux seuls tout le deuil de la guerre. «Le Manteau noir» est, on la compris, le plus beau roman de Chantal Chawaf: un opéra, unesymphonie, un thrène, un admirable et stupé-fiant concert où tambourine la haine et claironne la hargne tout au long dune partition méca-nique pour amour et cymbales, désespoir etondes Martenot.
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Dans le premier roman, inspiré, dAlain Genestar, le héros na pas moins que Marie-Antoinette la douleur chevillée au corps, comme vitrifiée sur les parois intérieures de lêtre, et brûlant du dedans. Ainsi Frank Merced, la mémoire encore endolorie par les bombardements de Caen, voit-il sa sur et ses parents mourir, quelques années après la guerre, dans lexplosion de la bombe quils avaient pris pour un coquillage, sur les plages du débarquement.
Cest alors que les deux romans, si différents dans la forme, se rejoignent dans leur développement. Chez Genestar, Frank veut oublier. Il fuit à New York, découvre lAmérique, le jazz, le journalisme. Sans relâche, il arpente la ville pour mettre de la distance entre lui et la mort. Marie-Antoinette, elle, passe des journées aux Archives, semplit des rumeurs de la guerre, suit à la trace lombre de ses parents, ses chers fantômes: elle marche aussi, erre sans fin dans des rues sans joie, les noires avenues de sa douleur. Frank finit-il par se replier dans une réserve indienne pour écrire son histoire? A bout de forces, Marie-Antoinette décide de renoncer à la mort et de renaître à la vie pour écrire elle aussi.
Chantal Chawaf et Alain Genestar ont bien fait mémoire et souffrance communes pour raconter le désastre des vies que la guerre emporta dans sa macabre danse. Comme si, tirant à quatre mains sur la même lourde corde, ils avaient sonné ensemble, dans leur somptueuse cérémonie aux morts, un tocsin vengeur et un funèbre glas.
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«Le Manteau noir», par Chantal Chawaf, Flammarion, 424p., 125F. «Le Baraquement américain», par Alain Genestar, Grasset, 324p., 125F.
Didier Jacob
Le Nouvel Observateur
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02/02/2009
Régine Deforges évoque "Le manteau noir" dans L'Humanité (article du 10 mars 1998)
Cultures - Article paru le 10 mars 1998
Pêle-mêle
Le manteau noir de Chantal Chawaf
La chronique de Régine Deforges
Chantal Chawaf a enfin écrit le livre qu’elle portait en elle depuis ce jour de 1943 où elle est née, arrachée au ventre maternel. Depuis, elle, l’enfant, est la recherche de cette mère. Quête éperdue de toute une vie, cinquante ans à poursuivre un fant"me blond tué sous les bombardements de Boulogne. Le blond et insaisissable fant"me qui erre de page en page, de livre en livre. Et tout ce sang ! Le sang domine l’éuvre et la vie de Chantal Chawaf : "Sous les bombes… ils se rendaient à la clinique… où la mère de la petite devait accoucher… la voiture a été touchée… On a pu avoir l’enfant par césarienne… La mère est morte…" Les mots se bousculent, s’emmêlent, deviennent sang que la terre absorbe… lentement…. boue rougeâtre… et dans laquelle l’orpheline patauge, s’englue, étouffe. "Comment était-elle ? Je ne la connaîtrai jamais." Les bombes explosent, résonnent sans fin dans le crâne du bébé protégé par la matrice. Après la naissance, les yeux grands ouverts dans le noir, elle écoute, elle entend les battements du céur de la morte. "Comment était-elle ?" Je ne veux pas qu’on m’emporte… Les parois du ventre maternel me protègent, elles sont un rempart contre la bêtise des hommes, contre le feu qui tombe du ciel. Là je n’ai pas peur, je suis dans le doux, dans le chaud, dans le mouillé. Je flotte dans l’amour de ma mère. Pourquoi me retire-t-on du nid ? Le sang coule sur mon visage emplit mes yeux et ma bouche, je le bois. Je ne veux pas le boire. Les lèvres du nouveau-né tètent avec horreur et volupté. Oh le sang de ma mère ! "Mais l’enfant s’entête. Elle ne veut pas naître. Elle veut celle qui est restée dans le chaos. Elle ne veut personne d’autre. Elle veut retourner dans sa mère, dans le chaos…". .
La petite fille grandit, adoptée, illégalement par un couple en mal d’enfants. L’amour de la mère adoptive étouffe l’enfant. "On l’aime sa mère, pas vrai bout d’chou ?" Elle la mange de baisers, l’habille d’organdi, la nourrit d’aliments gras malgré les restrictions ; elle est si maigrichonne, ma bonne dame ! "Si tu manges pas ta soupe, j’appelle le loup-garou. Tu sais ce qu’il fait, le loup-garou, aux petites filles qui ne mangent pas leur soupe ? Il leur pince les mollets et leurs petites fesses rondouillardes Ä J’veux pas qu’il vienne !" Rien n’est trop beau pour l’enfant de la femme morte : les meilleures institutions, les jolies robes, les cours de tennis, les leçons particulières… Alors, pourquoi n’est-elle jamais contente ? Pourquoi crie-t-elle dans le noir quand un avion passe dans le ciel ? "C’est quoi la guerre ?" Pourquoi ne veulent-ils pas lui avouer qu’"elle vient de la guerre, des immondices de la guerre, des cervelles rouges, des avant-bras sectionnés, des doigts séparés des mains, des corps décapités, des débris humains non identifiables, des corps rigides sous le linceul des cercueils exposés dans les chapelles ardentes, des ventres désintégrés par le souffle des explosions, des ventres noyés par les égouts éclatés, des ventres écrasés sous les abris, qu’elle vient des asphyxiés inertes dans les éclairs…" Depuis la révélation du secret de sa naissance, elle fait chaque nuit le même cauchemar : elle cherche dans les décombres son père et sa mère. "Les éclats d’obus étaient entrés dans le ciment, dans les briques, dans le plâtre, dans le zinc, dans les tuiles, dans la peau, dans la chair, dans les cheveux, dans le ventre, dans la tête, la mort avait dessiné ses lézardes… où est mon père ? Où est ma mère ?"
Tentation de la folie. La folie est là, tapie dans un coin du cerveau du bébé, de l’enfant, de la femme, de la mère ; il lui faut creuser, creuser sans cesse dans le magma de sa conscience utérine. Nulle paix pour elle tant qu’elle n’aura pas retrouvé le fil qui la relie à la famille de ses parents morts. Jour après jour, année après année, elle compulse frénétiquement les archives de Boulogne, toujours vêtue, hiver comme été, d’un long manteau noir qui lui bat les mollets. "Cherche ! cherche ! Tu te sentiras peut-être moins seule, à moins que ce ne soit pire et que tu te sentes encore plus orpheline que jamais parce que tu seras devenue la fille de tous ces tués qui n’ont pas l’habitude qu’on se penche sur leur souvenir…" Elle commence patiemment à inventorier la mort : "Hôpital de Sèvres. Femme non identifiée. Cheveux châtains avec chignon. Plus de visage. Hôpital Bichat, hôpital Laënnec…" Elle ne dort plus, mange à peine, se rend titubante à la salle des archives de l’hôtel de ville de Boulogne. "Où sont mes bombardements, ceux d’avril 44, avec un dossier rouge ?" Le magasinier, indifférent, l’a rangé, il n’a pas le temps de s’en occuper. Elle retient sa colère, les invectives qui montent à sa bouche. "Alors subitement elle se fait honte. Elle se déteste. Un immense dégoût d’elle-même et de sa recherche l’envahit. Elle a honte d’être ici, de gaspiller sa vie, de venir tous les jours, de réclamer des dossiers qui sont pleins de sang et de lambeaux humains déchiquetés, de se nourrir des morts comme un vampire… C’est comme si la vie n’avait plus de signification… comme si les mots n’avaient plus de sens. Mais ce n’est pas la mort qui doit être la plus forte, c’est la vie." Elle a toujours su qu’elle ne trouverait rien, mais elle avait besoin de rester parmi les tués. "… je les connais tous ces morts des bombardements, j’étais avec eux, on était ensemble, on a vu ensemble la mort violente fondre sur nous, on ne peut plus aimer votre monde, on ne peut pas aimer vos guerres, on n’a plus confiance en rien ni personne." Enfin, elle accepte de vivre, elle a guéri, elle ne porte plus son manteau informe, son uniforme de guerre. Elle est vivante, elle le crie. Par l’écriture, elle témoignera contre la guerre, pour qu’on n’oublie pas ces multitudes de civils tués de par le monde. Témoin par le sang, par les nerfs, par la peau, par la vie qui s’échappe de la mère blessée à mort, Chantal Chawaf a écrit "le Manteau noir", un livre fort et exigeant, impudique et vibrant, qui montre d’une façon impitoyable les ravages de la guerre dans le céur et l’esprit d’un enfant innocent.
En 1944, en cinq mois, d’avril à août, les bombardements ont tué sept mille personnes et en ont blessé neuf mille.
"Le Manteau noir" est publié chez Flammarion. Les autres livres de Chantal Chawaf sont disponibles aux Editions des Femmes, au Mercure de France, aux Presses de la Renaissance, chez Stock, Pauvert, Ramsay et Plon. C’est une éuvre importante qui fait l’objet d’études approfondies dans différents pays.
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01/02/2009
Thierry Gandillot écrit sur "Le manteau noir" dans L'express (article du 5 février 1998)
La vie après les morts
Par Gandillot Thierry, publié le 05/02/1998
Une enfant adoptée cherche la vérité. Chantal Chawaf signe une hallucinante descente aux Enfers.
C'est un bébé qui fait peur. A la pouponnière de Boulogne, les puéricultrices évitent d'instinct le «petit poids» qui occupe le lit n° 7. Elle se nomme Marie-Antoinette, mesure 50 centimètres et pèse trois kilos quatre. Les nurses ne savent rien de ses origines; mais elles sentent que ce poupon, «rayonnant d'une vie fixe, étrange», n'est pas comme les autres. Ce qu'elles ignorent: le drame de sa naissance.
La fillette a été arrachée par césarienne à sa mère morte, tuée en compagnie de son mari, porte de Saint-Cloud, pendant le bombardement du 15 septembre 1943, dans l'automobile qui conduisait le couple vers une clinique chic de Boulogne où devait avoir lieu l'accouchement. Le destin en avait décidé autrement. L'action du 15 septembre devait être la dernière de cet été sanglant. Or le médecin qui sauva le bébé remarqua que, dans leur inquiétude, les futurs parents s'étaient précipités à la clinique une semaine trop tôt. Sans cette hâte, toute la famille serait encore vivante.
Une seule personne sait la vérité, la directrice de la crèche. Yvonne de Chaumont est impressionnée par ce bébé qui «semble n'avoir plus de vivant qu'une gravité d'adulte, qu'une blessure existentielle qu'on lit dans son regard dilaté, à vif, comme des chairs écorchées». Elle sait aussi que ses parents sont d' «excellente souche», comme on dit dans son milieu. Trichant avec la loi, elle va proposer à un couple d'amis qui ne peut pas avoir d'enfant d'adopter en toute illégalité la petite miraculée.
Jeanne et René de Lummont acceptent. Lui est un aristo qui magouille dans les milieux collabo. Ce sera Daddy. Elle, oisive avec un léger penchant pour la bouteille, possède une gouaille célinienne. Ce sera Dadou. Ils sont fous de la gosse, maladroits, grossiers, vulgaires; elle refusera leur amour. Au risque de la folie.
Un jour - Marie-Antoinette a 20 ans - excédés par son hostilité, ses parents adoptifs lui «lâcheront le morceau». A un détail près: ils ignorent le nom de ses parents. Ils savent seulement que sa mère appartient à une grande famille du Nord et son père, à l'aristocratie poitevine. Les Lummont n'ont jamais voulu en savoir plus. Et Yvonne de Chaumont a emporté son secret dans la tombe.
C'est le début d'une hallucinante descente vers ces Enfers que Chantal Chawaf va visiter, cercle après cercle, de son écriture obstinée, ravinée, douloureuse. Pendant trente ans, Marie-Antoinette va se murer dans sa détresse. Jusqu'au jour où, à l'âge de 50 ans, elle plonge dans les archives de Boulogne. Troncs décapités, têtes mutilées, bouillies cérébrales, sexes en putréfaction, jambes sectionnées, bras déchiquetés: les comptes rendus administratifs méticuleux des massacres de septembre 1943 s'entassent, témoignages désincarnés d'une horreur que le foetus a vécue dans toutes les fibres de son petit être prêt à respirer la vie. Vrombissement des avions porteurs de mort, stridence des piqués, souffles de feu, éclairs de la mort blanche, brûlure des corps, odeur des chairs calcinées. Cauchemars. Mensonges. Folie.
Un demi-siècle après la tragédie, un fantôme vêtu d'un long manteau noir arpente la nuit de Boulogne à Auteuil pour se débarrasser de «cette souillure de la mort» qui s'est incrustée en lui, depuis que l'horreur a frappé porte de Saint-Cloud. A la recherche de la vérité. Si elle existe.
Le Manteau noir, par Chantal Chawaf. Flammarion, 420 p., 125 F.
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23/11/2008
Claudie Kibler-Andreotti salue Les Obscures dans La Marseillaise (23.11.08)
16 XI 2008
"LES OBSCURES" DE CHANTAL CHAWAF
Ce dernier roman de Chantal Chawaf se déroule dans la complexité et la dureté d’une vie de femme, de deux femmes : belle-mère abandonnée par son mari turc, belle-fille ne connaissant de son père que les reproches et les coups… Recherche d’une autre compagnie qui n’apporte rien de plus que contraintes et nouvelles violences. L’humanité n’est pas coupable. Ce sont les femmes qui se montrent impuissantes.
Les scènes de brutalité témoignent de manque d’amour, elles étaient nées filles au pays des fils…
Ces deux personnages hors du temps sont imprégnés d’une souffrance voulue. Conflit expliquable par le passé de ces êtres battus, spoliés de la douceur, de l’affection que peut montrer une mère. Vivant imprégnées d’un passé séculaire qu’elles n’ont jamais connu et ne connaîtront jamais, dont elles ne parviennent pas à se libérer. Ces brutales, à la méchanceté cruelle parfois, sont en réalité en mal d’amour. Qui le comprendra ? Qui le ressentira ?
« Mon frère c’est un individu, les gars d’aujourd’hui sont des individus », ils n’ont que l’égoïsme pour exister.
La vie de ces deux « Obscures », belle-mère ivre de tendresse, belle-fille violente, frustrée au quotidien, est inconciliable.
La lutte tantôt sournoise, tantôt violente, méchante, où les cicatrices corporelles témoignent de l’intensité des coups, se déroule dans une banlieue particulièrement inhospitalière, qui n’apporte rien que ses tours et son indifférence à ces deux femmes avides de tendresse volée.
Pourtant… Lise avait été conçue pour une vie bien différente. N'avait- elle pas tourné la page des beaux jours… ?
Et sa vie s’imprégnait d’eau, de lacs dans lesquels peu à peu elle semblait s’immerger, disparaître. Un jour avait surgi Yashar…
« Peut-on réveiller une somnambule ? Enfouis dans les cellules de son ascendance par les femmes, l’infériorisation, l’exploitation, la lapidation, la répudiation, l’esclavage rendaient Yashar fragile, nerveuse, violente. De l’histoire de l’Orient, Yashar, turque, arrière-petite-fille de Tcherkesses, ne connaissait que cet héritage impulsif qui, au moindre choc, à la moindre contrariété, se manifestait par des vociférations, par une rancune où, en état second, elle devenait incontrôlable, semblait étrangère à elle-même, se comportait en visionnaire, porteuse d’un monde ancien dont elle ne pouvait pas mesurer l’emprise ».
« Les Obscures » roman puissant de Chantal Chawaf, imprégné de la dure terre d’Asie dont la jeune Yashar reste une héritière.
Publié aux Éditions des Femmes/Antoinette Fouque.
Depuis sa première fiction "Rétable, La rêverie (Des femmes, 1974) Chantal Chawaf développe une oeuvre originale et incandescente, riche aujourd'hui de plus d'une vingtaine de titres.
Claudie KIBLER ANDREOTTI
Photo CKA : Chantal Chawaf (à G.) lors d’un dîner littéraire chez son amie Gwendolyn Chabrier de Saint Tropez
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30/10/2008
Joël Schmidt, excellent lecteur des "Obscures" (Réforme, 30.10.08)
REFORME 30 oct/5 nov 08
EXORCISMES. Quatre romans qui font appel des ombres, des stérilités, des tromperies, des noirceurs, de l'identité perdue...
FIN DE MONDES ?
(...)
YASHAR, LA TCHERKESSE
Le roman de Chantal Chawaf, "Les Obscures", porte bien son titre, transportant la narratrice, Lise, abandonnée par son époux, d'origine turque, qui lui a laissé une fille, Yashar, au bord des eaux noires d'un lac quasi méphitique, issu de quelques mythologies nordiques, et au coeur d'une banlieue ténébreuse, hostile et dangereuse.
Dans ce climat de haines sournoises, Yashar, la Tcherkesse, la fille des steppes, semble se confondre peu à peu à la désolation des lieux, visqueux, marécageux, rebelle, violents, au bord d'une démence provocatrice, révoltée et sauvageonne qui est à l'avers absolu d'une lucidité trop éblouie. Lise développe dans une série d'hallucinations visionnaires, rêveuses et auditives, tout ce qui dans sa condition de femme a pu la heurter au point que le lac la renvoie à ses humeurs, à l'humide, aux secrets et à l'effroi du corps féminin.
De cette noirceur apparente jaillit par éclairs plus ou moins étendus un appel à une libération de Yashar, condamnée aux camisoles, alors que l'amour, la compréhension, la liberté, et non point l'enfermement, sont les seuls remèdes à cette femme et à sa mère de substitution pour échapper au monde totalitaire d'une banlieue tyrannique. En apposant et en opposant ces deux femmes à cet univers stérile, Chantal Chawaf joue le clair-obscur magistral d'une partition romanesque qui, dans sa symbolique et son emblématique, pétries par nos terreurs contemporaines, n'a, une fois encore, pas d'égale dans notre littérature. (...)
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