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07/11/2009

Le passionné Georges Bertin livre une profonde étude sur Chantal Chawaf dans l'excellente Revue Esprit Critique (été 2009)

  Un article de fond sur l'oeuvre de Chantal Chawaf, écrit par un grand professeur !

Revue Esprit Critique logo_esprit_critique.gif

 

été 2009 - volume 12 - numéro 2

 
 
Georges Bertin
Docteur en Sciences de l'éducation, HDR en sociologie, membre du Centre de Recherches sur l'Imaginaire (GRECO CRI),directeur de recherches en Sciences de l'Education à l'Université des Pays de Pau et de l'Adour. Georges Bertin est directeur de recherches au CNAM des Pays de la Loire où il anime un séminaire d'anthropologie de l'Imaginaire - il est également directeur exécutif des revues Esprit Critique et Herméneutiques sociales. Il écrit dans la Revue Internationale de sociologie et de sciences sociales.
 
 
 

chawaf.jpgChawaf Chantal,

Le corps et le verbe, la langue en sens inverse.

Paris, Presses de la Renaissance, coll. « Les essais », 1992, 295 p.

Compte rendu de lecture par Georges Bertin  

Les hasards d’un colloque mélusinien au Centre d’études et de civilisation médiévale de l’université de Poitiers nous ont fait découvrir un auteur qui a écrit un ouvrage important, nous semble-t-il, sur le lien entre l’écriture et la vie, sur la privation de langue vivante dont souffre notre époque. 

Écrivaine française contemporaine, Chantal Chawaf a produit plus de 25 romans, plusieurs essais, de nombreux articles, dans lesquels elle explore la féminité, les relations mère - fille, l’écriture féminine et les langages du corps.   

Le corps séparé  

Dans cet essai très dense, écrit en 1992 et qui n’a pas pris une ride, le propos de l’auteure est défini d’emblée : la séparation du corps et de l’esprit doit être rapportée à la privation de langue vivante dont les humains sont victimes. En effet,  

« Depuis l’aube du christianisme, l’être humain est abandonné en partie à lui-même, à une partie réprimée de lui-même ».  

Sa parole, sa voix, son corps sont momifiés, puisque le corps se trouve, en quelque sorte, court-circuité dans sa respiration, sa relation au monde, asservi qu’il est par deux mille ans de division, d’angoisse, de culpabilité, de reniement ; puisque, dans sa haine et sa peur du vivant, l’homme prend la vie pour la mort et la mort pour la vie. D’où encore le fait que nos identifications soient partielles, que notre intimité reste interdite, inconnue, baignant dans un climat de honte et d’inceste. Car  

« La vie fait peur dès lors que l’on ne s’autorise plus à la connaître ».  

Et de proposer un rapprochement de la langue de la vie avec son origine vécue, « dans un langage où le verbe et la chair s’unissent au réel de notre corps et non plus seulement de notre croyance ».Ce constat posé, l’auteur va tenter de nous faire changer de direction en prenant soin de la langue au moyen de la force amoureuse de la vie qui peut « traverser le mot jusqu’au foyer de sa lumière intérieure et, tout en l’illuminant, cicatriser la blessure de la séparation ».   

Les mythes  

Au service de ce projet de revitalisation collective – lequel a des effets tant sur l’intime que le social – Chantal Chawaf va explorer plusieurs mythes. Celui de la Genèse nous raconte comment la connaissance du corps fut interdite à l’humanité en même temps qu’elle la fondait, car « le besoin de connaître est transmis à l’homme par la femme » et notre destin consiste à sortir du paradis du fantasme et à passer de l’inconscient au conscient en le payant de sa souffrance. La Bible, dés le début du texte sacré, nous apprend notre réalité d’hommes et de femmes terrestres, nos limites humaines. Mais le christianisme « fit du corps un péché et de la femme celle par qui le péché arrive ».

Dans l’Évangile de Saint-Jean, on ne trouve plus la Femme (le corps qui précède le corps), mais seulement le Verbe qui précède le corps,  

« Puisque le corps existe avant de savoir qu’il existe… que la parole est divinisée au prix de la perte de son origine biologique humaine ».  

C’est là, pour notre auteure, que va naître, encouragé par l’Église médiévale, « un langage désincarné qui exilera du verbe le corps, et donc la femme, la mère organique », privant le verbe de son altérité. Il n’existera plus dès lors qu’un genre le masculin, et si le féminin subsiste, ce sera sous la forme d’une androgynie cachée.

Pourtant, il n’y avait rien de tel dans l’antique épopée de Gilgamesh, où, grâce à l’amour d’une femme, l’intelligence d’Enkidou s’éveille et qu’il devient entièrement humain, car  

« S’il y a quelque chose de biologique, c’est bien ce passage de l’homme par la femme ». 

C’est ce que détruit, pour Chawaf, la religion chrétienne, et son mythe cruel pour la vie humaine, dont rend bien compte le mythe courtois. Le conte de Perceval va ainsi produire un langage affectif pour exalter la femme. Mais demande l’auteure, quand elle est idéalisée, que reste-t-il de la femme ? Et l’aventure chevaleresque ne peut se vivre que loin d’une femme « dont seule l’image trop idéalisée sera proche du chevalier qui aimera une femme imaginaire ».

Pour le christianisme, le corps est fille de l’enfer et l’esprit fils de Dieu. Elle ne peut inviter à l’union du corps et de l’esprit cette religion qui dresse une partie de l’homme contre l’autre partie de lui-même, alors qu’il « est vital de restituer à la vie physiquement et même dangereusement humaine sa spiritualité charnelle ».

La parole divine, sacrée, est là opposée à la chaire profane, elle est fermeture à la vie, abstraction.

Reich ne disait pas autre chose, quand dans la Révolution sexuelle, il décrivait les mécanismes pathologiques de l’ascétisme et du refoulement sexuels dans les sociétés autoritaires [1].

Il faut tuer le corps pour vivre, c’est le message chrétien, car le passé doit triompher, il est l’ordre, il fait loi, il sacrifie le futur.   

La thèse de l’auteure est donc un projet de vie  

« qui voudrait que la chair et l’esprit ne fasse plus qu’un. Soit une union intérieure où le corps et l’esprit en s’unissant en chacun de nous puissent s’ouvrir à l’autre et à l’extérieur en nous rendant pleinement humains avec soi et avec l’autre, dans le respect de l’altérité et de l’intégrité »,  

et de convoquer à son service nombre d’exemples littéraires :

- Perceval le gallois où la Parole Mère est oubliée, quand le roman met en scène les limites de l’incommunicable,

- l’écriture contemporaine quand, de Sainte-Beuve ou Flaubert et Maupassant (Pierre et Jean) à l’Autoportrait en érection de Guillaume Fabert et à Paul-Loup Sulitzer (la femme pressée), un leitmotiv traverse nombre d’œuvres : rendre compte de l’aliénation du corps, aboutir à la possibilité pour le corps de parler sa propre langue sensorielle, « d’élaborer une symbolisation charnelle qui manque au langage symbolique », faire qu’idées et émotions ne s’annulent plus réciproquement. En d’autres termes, et dans un autre domaine c’est ce que les sociologues Michel Maffesoli ou François Laplantine appellent « Sociologie du sensible », et nous-mêmes avec Jacques Ardoino et René Barbier nommons la posture impliquée… laquelle ne peut faire l’économie d’une pédagogie du symbole ancrée sur le trajet anthropologique entre pulsions subjectives et intimations du milieu (Gilbert Durand). 

Á l’inverse sont également explorées, dans cet essai, les postures romanesques du corps étranger à la vie ou de la haine de soi, dans un monde où  

« la parole qui sort du corps ne sait plus y rentrer sauf pour devenir muette ».  La spiritualité elle-même est victime de cette vieille guerre des pouvoirs car « au pouvoir de la mère sur l’enfant succède et s’oppose plus tard, dans l’esprit, le pouvoir de la langue sur la mère ».  

Mais il n’est pas évident de revenir au monde natal pour passer à une langue mère non terrifiante, non menaçante, initiatrice… et la langue y tient une large part, « une langue aussi verbale que muqueuse ! »   

Les mots, le langage  

Suit alors un développement très intéressant sur le thème : d’où viennent les mots ? D’où vient la puissance de leurs sons ? Qu’est-ce qui communique dans la fusion de la voix et des mots ? Et Chantal Chawaf nous indique : le roman de la vie pour s’écrire doit être « un afflux de sang, de forces, de chaleur, une régénération verbale ». Ce n’est certes pas la langue des ordinateurs, des spots et des clashes qui y tendra, « dans la chute spirituelle rendue inexorable par l’asservissement médiatique ».

Elle en appelle, en littérature, au charnel symbolique, à une littérature qui supporte le malheur de l’être humain, pour réconcilier l’humain avec une partie de lui-même. Pour cela, pour se guérir de l’ingratitude, il doit écrire la vie dans sa réalité charnelle et non pas imaginaire, ce qu’elle nomme le charnel symbolique, quand les « origines langagières flottent dans le féminin des rondeurs maternelles du corps de la femme », langage des origines charnelles et affectives qui rappellent à l’homme « qu’il est autant concerné par la féminité que la femme » et ce « malgré la terreur qu’il manifeste de l’intérieur féminin ». Et ce langage charnel symbolique, pour progresser, doit d’abord surmonter les inconscients et faire entendre le féminin. Ce qui est désiré, ce n’est pas la chair, c’est le corps, c’est l’idée qu’on s’en fait, sauf à rendre proche mentalement cette chair par le langage verbal.

Ce que n’ont pas voulu ou réussi les troubadours, car, pour Chantal Chawaf :  

« La langue médiévale emprisonne la femme dans l’amour du mot […] volupté verbale et désincarnée dans de féeriques métamorphoses de la peur et de la haine et de la peur obsédante du corps réel ».  

Le langage courtois ne caresse pas, ne pénètre pas. C’est l’interdiction donnée au mot d’avoir une chair et une peau.

Il faut donc élaborer une langue qui entretienne un rapport avec le corps, ce langage des origines qui fait entendre la voix de la mère, qui s’approche de la maternité comme s’il était un peu une matrice de la langue où se formerait la vie symbolique.

Non pas sublimer qui nous rattache plus à l’imaginaire qu’au réel, mais traduire,  

« Copier la voix dans le souffle, dans l’écrit, ne pas être dupes de nos silences de nos idéalisations, de nos réticences et de nos pudeurs qui restreignent l’expression totale de la vie ».   

 

Médiation  

Et l’auteur de poursuivre par une apologie de la médiation (ce que nous-mêmes avec quelques autres appelons encore une pédagogie du symbole, une troisième voie), entre le corps et le langage, une langue à mi-chemin entre le langage et la chair, une langue qui n’a plus peur de l’angoisse, qui luttera contre ce qui provoque l’angoisse et que l’on préfère cacher, le caractère traumatisant de la vie. Il faut lutter contre le manque d’un langage symbolique originaire, celui qui a précédé le langage symbolique du père, le langage convenu, social, autorisé, un pré langage puisque la langue culturelle tue notre langue maternelle. On le voit bien, cette médiation est d’abord littéraire.

Et l’auteure de citer, dans ces pages très impliquées – et impliquant chaque lecteur – le travail littéraire de Régine Desforges, lequel justement s’appuie sur ce type d’émotions langagières car elle écrit à partir de ce corps intime, secret, inavoué, turbulent qu’elle partage avec le lecteur, et c’est sans doute ce qui le rend insupportable aux tenants de l’autre voie, celle de la parole divinisée au prix de la perte de son origine. Le superbe entretien que produit ici notre auteure avec cet écrivain met bien cela en lumière et nous vaut un témoignage éblouissant de sincérité de Régine Desforges sur sa propre vitalité, sur ses histoires d’amour, « celles dont on peut mourir ». Elle campe avec justesse la souffrance vécue, l’imaginaire obsessionnel, destructeur, de certains moments de crise et sur le fait qu’un amour peut disparaître avec le force du temps, en dépit de la peur panique qu’éprouvent ceux qui mettent un terme à leur histoire d’amour. Car  

« Aimer, c’est le grand dérangement le dérèglement, la possession, et encore la mystique du plaisir, l’extase, la confiance »…  

quand les hommes généreux, dit Desforges vous laissent libres,

« Quand le don de l’homme, c’est de permettre à la femme de s’exprimer et de faire plaisir et honneur à ce don ». 

C’est cela l’amour de la vie :  

« vivre ardemment, brûler la vie par les deux bouts, ne pas être économe, se gaspiller soi-même… ».  

C’est le pari d’un auteur « complètement physique » à l’encontre d’un monde où l’écart entre l’individu et le social est de plus en plus accentué.  

Suivent alors de pénétrantes analyses sur Freud et la guerre, la haine, la violence, la répression du régressif par le verbal, notamment dans le nazisme.

Á l’encontre de ces constats de haine omniprésents, et le nazisme en est l’épiphanie absolue, servis par un idéalisme récupéré, frelaté, l’auteure propose « d’incorporer le langage pour que le corps vécu et la langue de la vie ne fassent plus qu’un ». Car, à ne pas vivre nos corps, la haine peut revenir, sous d’autres formes et en d’autres lieux, hanter d’autres personnalités dénaturées, et corrompre d’autres foules...  

« La haine exclusive est une maladie tenace pour l’esprit […] quand le fantasme nous tient éloigné des problèmes de la réalité ».  

Il faut donc, et c’est à la littérature de le faire (nous ajoutons pour notre part les formes de l’expression artistiques, et encore les pédagogies initiatiques), « développer chez les individus, la culture de la vie sensible, la langue affective de l’amour et de la vie... » pour nous détourner du gouffre.

Chantal Chawaf prend ensuite plusieurs exemples dans la culture contemporaine, (les hippies, les rockers et leur mégalomanie infantile, certains romans policiers), quand nombre de formes du langage s’obstinent à s’occulter elles-mêmes jusqu’à ne plus être capables de faire face au malheur, à l’angoisse, toute une littérature bientôt remplacée par des pilules ou le bouton de télévision.

Chantal Chawaf nous montre ainsi que la parole du corps sacrifié est inefficace si cette rébellion charnelle se sépare du spirituel,  

« car l’humain est un tout et que quand ce tout est mutilé, un humain n’est plus humain »,  

la médiation doit donc surmonter l’ambivalence humaine, ne plus cliver la langue entre corps et esprit, sauf à satisfaire chez l’être humain une envie de tuer, à couper le vivant…

Pour réparer le processus destructeur, conclut-elle, il nous reste maintenant à travailler, à apprendre mot à mot le passé de notre corps. Soit former les noms sensoriels des éléments… porter à la lumière l’inscription primitive humaine et trouver chaleureusement son équivalent, sa trajectoire, spirituelle. Alors un nouveau langage percera nos replis intérieurs « comme le vagissement d’un nouveau né traverse la chair jusqu’au jour ».

Nous retrouvons bien ici la question de l’initiation, du trajet anthropologique, du passage du continu au discontinu, étudiée par Georges Bataille (1957) :  

« Nous sommes des êtres discontinus mais nous avons la nostalgie de la continuité perdue ».  

Nous supportons mal la situation qui nous rive à l’individualité de hasard, périssable, immergés que nous sommes dans la quête du sacré au début du troisième millénaire, laquelle est à la fois effort communautaire et exigence spirituelle.

Avec Chantal Chawaf, nous pouvons ajouter que ceci consiste, sur la base de l’expérience de nos sens, à agglutiner Le sens en le référant à des formes à la fois fixes et mouvantes, spiritualisées et en même temps soumises à l’altération. Elle implique, en même temps qu’elle nous implique, plasticité, pluralité des faits, doit contribuer et à l’ébullition sociale et à la perdurance des schèmes imaginaux dont Gilbert Durand a bien montré ce qu’ils devaient aux expériences corporelles fondamentales, « unis que nous sommes tous dans la vulnérabilité humaine, métaphysique... ».



[1] Bertin Georges, Un Imaginaire de la pulsation, lecture de Wilhelm Reich, Québec, Presses universitaires de Laval, 2003.

 

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