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25/03/2010

Laure Murat rend compte dans Libération de sa lecture de "Pour l'amour de Freud" de H.D. (Libé des Livres du 25 mars 2010)

LIVRES ESSAIS
LIBERATION JEUDI 25 MARS 2010
 
DOOLITTLE, CHAMBRE D'ECHOS
"PARFAITE BISEXUELLE", LA ROMANCIERE RACONTE SA PSYCHANALYSE AVEC FREUD
 
pourlamourdefreud.jpgHIDLA DOOLITTLE
"POUR L'AMOUR DE FREUD"
Préface d'Elisabeth Roudinesco. Traduit de l'anglais par Nicole Casanova et par Edith Ochs pour la correspondance entre H.D. et Bryher. Des femmes-Antoinette Fouque, 330 pp., 16 euros
 
"Vous aviez deux choses à cacher, d'une part que vous étiez une fille, d'autre part que vous étiez un garçon." Cette formule, Freud l'adressa à Hilda Doolittle, dite H.D., qui commentera, à l'idée d'incarner le "phénomène presque disparu [de] la parfaite bisexuelle" et de contribuer à l'histoire de la psychanalyse : "Bon, c'est terriblement excitant". L'épisode a lieu en 1933, au cours des trois mois d'analyse qu'H.D. a poursuivi avec le maître de Vienne, à raison d'une séance quotidienne. De cette expérience intensive, la poétesse tirera deux textes : "Ecrit sur le mur", dédié à "Sigmund Freud, médecin irréprochable", paru en 1945-1946, et "Avent", extraits de son journal de 1933 rassemblés en 1948. Traduits en français sous le titre Visage de Freud (Denoël) en 1977, devenus introuvables, ils sont aujourd'hui réédités dans une nouvelle traduction, augmentés d'une section réunissant la correspondance entre H.D., Freud et Bryher, et d'une éclairante préface d'Elisabeth Roudinesco, où sont notamment détaillés et contextualisés les fourvoiements de Freud sur la sexualité féminine.
 
Ménage à trois. En recevant H.D. sur son divan, Freud, alors âgé de 77 ans, a conscience de prendre une patiente à plus d'un égard hors norme. Icône de l'Imagisme, ce mouvement poétique figuré par Ezra Pound dont elle fut l'amante, H.D. a tôt emprunté les chemins du ménage à trois et d'une bisexualité insouciante, en voyageant avec Frances Josepha Gregg, ancienne étudiante de Pound avec laquelle elle vécutr une idylle, et le mari de celle-ci. Mariée à Richard Aldington en 1913 mais séparée deux ans plus tard, elle rencontre en 1918 Annie Winifred Ellerman, dite Bryher, destinée à devenir la compagne de sa vie. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir une fille avec Cecil Gray, un ami d'Aldington qui reconnaîtra l'enfant, prénommée Perdita. Bryher, de son côté, demande en 1921 la main de Robert Mc Almon, ex-amant de H.D. Ce mariage de convenance sera remplacé par un autre en 1927 : Bryher épouse Kenneth MacPherson, avec lequel H.D. a une liaison et dont elle attend un enfant - qu'elle décide de ne pas garder. La même année, Bryher et MacPherson acceptent d'adopter... Perdita Aldington. Vous êtes perdu ? C'est normal.
Familles (sur)recomposées, homoparentalité, liaisons à puissance n : H.D., dont la beauté solaire et fragile émeut manifestement les deux sexes, n'est pas seulement une pionnière dans sa liberté à vivre toutes les variations des équations affectives. Avec son cycle de romans intitulé Madrigal, l'écrivaine, contemporaine de Virginia Woolf et de Gretrude Stein, a ouvert un chapitre essentiel de l'histoire de l'autobiographie féministe, dont témoigne notamment le Don.
 
"Autre scène". Contrairement à ce que l'on croit trop souvent, la psychanalyse n'entretient que des rapports très lointains et pour ainsi dire anecdotiques avec l'autobiographie et le récit de soi. Cette "autre scène", qui privilégie l'analogie, la métaphore, l'écho, la résonance, la rime, en somme, a en revanche tout à voir avec la poétique et son exigence à s'affronter, par la parole, à l'énigme du verbe et du sens. H.D. ne "raconte" pas son analyse dans "Ecrit sur les murs", pas plus qu'elle ne la déroule dans "Avent", le journal de 1933, de la même encre. Elle en retranscrit la mise en oeuvre et donne à lire, entre les lignes, un cheminement, avec ses écarts et ses disgressions, ses écueils et ses progrès, dans un processus qui est le même que celui de l'écriture. Nous sommes dans le chantier de l'écrivain/analysant, dans la boite noire où s'échappe une divagation, entre associations libres et roman familial. "Je ne veux pas classifier le contenu de nos entretiens et les raconter d'une manière logique ou livresque. C'était [...] "une atmosphère", il est beaucoup question de rêves, qu'H.D., sans surprise, compare à des "manuscrits enluminés", les rêves "banals et fastidieux" correspondant "à la catégorie de la presse écrite", d'autres songes suivant "une ligne comme un graphe sur une carte". Ce sont ces "hiéroglyphes de l'inconscient" qu'elle s'attache à décrypter. L'analyse, c'est, aussi, (ré)apprendre à lire.
 
roudinesco_1200675899.jpgAventure. Parce qu'il met de la sorte en perspective analyse et travail littéraire, par touches liminales et sans jamais le formuler explicitement, Pour l'amour de Freud brille d'un éclat singulier par rapport aux "témoignages" sur le sujet, dont l'actualité éditoriale a récemment donné un exemple avec Mon analyse avec le Professeur Freud d'Anna G. (Libération du 11 mars 2010). Il n'est pas anodin que nombre d'écrivains redoutent d'entreprendre une analyse, de peur de dilapider leur singularité dans une explosion jugée trop risquée ou de devoir se soumettre à une injonction normative. H.D., dont le mode de vie n'attire aucune remarque d'ordre moral de la part de Freud, choisit, elle, de s'y mesurer. Par défi, par nécessité, par curiosité pour la grande aventure intellectuelle que la psychanalyse représente alors. Mais non sans crainte : "Les explications du Professeur étaient trop éclairantes parfois, semblait-il ; les ailes de chauve-souris de ma pensée battraient douloureusement sous ce projecteur soudain." Le récit de son analyse, ou plutôt sa réécriture, comme un redoublement analogique de l'expérience, s'emploie à déjouer cette peur, dans une lutte dont on comprend qu'elle s'est engagée entre H.D. et elle-même. Le "Professeur", dont elle note souvent "le sourire oblique", "touchait le pétrole" mais c'est au patient de trouver ses champs d'applications. Cinq mois après son départ de Vienne, Freud lui écrivait ,: "Je suis profondément satisfait d'apprendre que vous êtes en train d'écrire. C'est pour cela que nous avons plongé dans les profondeurs de votre inconscient, je m'en souviens."
En ces temps de tirs groupés contre la psychanalyse, sans doute n'est-il pas inutile de rappeler que Freud n'exigea jamais qu'une seule chose de H.D., une seule et unique : "Je vous en prie, jamais - je veux dire jamais, en aucun moment, en aucune circonstance - , n'essayez jamais de me défendre, si et quand vous entendez des remarques injurieuses sur moi et mon travail. [...] Vous ne ferez pas de bien au détracteur en commettant la faute d'entreprendre une défense logique. Vous approfondirez seulement sa haine ou sa peur et ses préjugés."
 
LAURE MURAT

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