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30/05/2008

Lettre de Hélène Honnorat à Catherine Weinzaepflen

Montpellier, le 30 mai 2008
Ma chère Catherine, merci pour Le temps du tableau ! Ton écriture est toujours aussi pigmentée, ce qui m’a donné envie de copier-coller quelques images naïves dans ma lettre : ce palmier, les bateaux de Nicolas de Staël et deux jeunes femmes africaines rencontrées au musée des Années 30, musée que j’aime beaucoup (je crois qu’elles mettent quelque temps à apparaître, quand tu ouvres le document… elles devraient y figurer quand tu auras fini de me lire !)
J’ai retrouvé avec bonheur, dans ton texte, l’esthétique des extrêmes, de l’opposition. Dans les cadrages lumineux, par ex. : les façades de St Pétersbourg, la chair des mangues, les arcs-en-ciel prenant appui sur la colline, l’Afrique et la luge… et en face, le cadavre aux yeux exorbités, l’enfant au visage brûlé, la tête de thon posée dans son sang (dont le corps débité répond aux bras en lamelles », ailleurs… douleur de l’oubli, de la mort, mais aussi du morcellement), la carpe suppliciée avec un trou sur le côté, image christique !… Tu ne tentes pas de réconciliation, tu n’inventes pas de dialectique, tu sais qu’on se réveille sans solution (p. 75), qu’il s’agisse des douleurs intimes ou du sort du monde. Tu juxtaposes les touches violentes, comme sur une toile, et tu as cette notation épatante : le point d’interrogation est sous la peinture.

La seule « solution », de fait, réside dans l’écriture, ou la musique, ou la peinture – la sienne propre ou celle des autres (ai survécu / une fois encore / puisque j’écris, p. 78, mais ce pourrait être : parce que j’écris…). La lente escalade des parois du gouffre (p. 79) constitue un exercice quasi-quotidien !

Le lien entre possible et impossible, entre horreur et rêve, entre mort et tendresse, quand même, me semble être l’apanage de ce bestiaire qui traverse tous tes livres : chiens noirs, vaches, cheval, chèvres, âne… C’est l’âne qui m’a réconciliée avec l’île, écrivais-tu dans L’ampleur du monde, après : L’île, c’était tout au début. Le ratage, d’emblée. La même que celle évoquée dans Le temps du tableau, p. 138 ? Je ne sais pas vivre sur une île… mais tu es peut-être injuste : l’amour-échec a sûrement déteint sur l’île !.. (à l’opposé, p. 144, autre île, et bonheur, même si côte cassée ! J’ai vécu heureuse sur une île…). Les petits animaux massacrés (le rat « éclaté », dans un rêve de Totem, et cette autre bestiole morte- un lérot ? – ailleurs…) sont porteurs de tous tes thèmes clés, comme celui de la noyade : et dans le jardin / une baignoire remplie d’eau / (le loriot s’y est noyé / tombé de l’arbre)… p. 138 : il y a toujours un cadavre dans ces fosses plus mes chaussures préférées gémit-elle (p. 117). En te lisant, ont émergé deux fragments de mémoire : Le malheur est en lui, comme un cadavre au fond d’une citerne (dans un bouquin de Matzneff) et puis surtout (je l’ai recherché, récupéré sur Internet) Federico Garcia Lorca :
et j’ai trouvé mon petit corps mangé par les rats
au fond de la citerne avec les chevelures de fous.
Mon costume de marin
n’était pas imprégné de l’huile des baleines,
mais il avait l’éternité vulnérable des photographies,
Noyé, oui, bien noyé, dors, ô mon fils, dors… etc.

Les souvenirs, on les noie comme les nouveau-nés ou les chatons, mais ça remonte toujours. Par ailleurs, je ne crois pas qu’il soit possible, ni même souhaitable, de se satisfaire d’ici au présent, de pratiquer l’instant… (p. 128). Ce serait se priver de toutes les strates, les pelures, les plongeons et les projections. J’espère malgré tout aborder un jour aux rives du passé décanté (…), sol sableux doux aux pieds (p. 130) ! Belle image que je préfère à celle de la vieille femme mélangeant tous les temps que nous serons… même si le mélange, comme celui des couleurs primaires, peut donner des merveilles. La phrase la plus riche de ton livre, dont chaque mot ouvre un horizon, c’est sans doute Le temps / à force / quand même, p. 58 !

Pêle-mêle : La forme de Le temps du tableau m’a amusée, car le « théâtre » y est surtout fait de didascalies et la « lettre » est une sorte de poème. Interpénétration des genres comme des époques, donc. Et ce « muet » qui semble ne prendre la parole que pour défendre l’usage des adverbes (censurés par les puristes, comme les abus de ponctuation, les incises, les adjectifs, etc. – j’ai lu sous je ne sais quelle plume une défense des adjectifs tout aussi convaincante que le « politiquement correct » des écrivains…) obtient, du coup, toute ma sympathie !! J’aime beaucoup tes références à d’autres auteurs / littératures, qui sont ma pente, tu le sais (Faulkner, Rilke, les romans de formation) et les mises en abyme. Ta sensualité vagabonde entre vocabulaire des nuits amoureuses et des nourritures… les écrivains, des pâtissiers ? (on trouve ce parallèle entre deux personnages dans Cyrano)… je ne sais ; mais des « manuels », ça c’est sûr ! Baisers. Hélène

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