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16/08/2007

Françoise Collin (auteur de "On dirait une ville" aux éditions Des femmes ("Nouvel Obs")

Nouvel Observateur du 16 août 2007

Françoise Collin publie un recueil de poésie, "On dirait une ville", aux éditions Des femmes - Antoinette Fouque cet automne.

«Les hommes se sont approprié l'enfantement du sens»
Misogynes, les grands penseurs ?
De Platon à Derrida, le deuxième sexe a souvent été malmené ou incompris par les sages. La philosophe Françoise Collin explique pourquoi


Le Nouvel Observateur. - Le discours des philosophes sur les femmes frappe souvent par sa misogynie... Et cependant ne sont-ils pas avant tout «fils de leur temps» sur ce point ?
Françoise Collin. - Sans doute, mais on attendrait précisément de leur part une clairvoyance particulière. Dans la plupart des cas, nous n'avons pourtant pas affaire à un sexisme primaire. Beaucoup avouent leur trouble face à l'assujettissement des femmes, ont des «moments» de lucidité. C'est le cas par exemple de Kant - le philosophe célibataire -, qui fut bizarrement l'un des plus audacieux sur cette question. Il s'insurge contre l'appropriation sexuelle des femmes par les hommes et soutient que les rapports sexuels doivent être librement consentis par la femme, mais il croit voir dans le mariage une telle garantie. Même lucidité ponctuelle chez Fichte, qui estime que la filiation est prioritairement maternelle, mais seulement si la femme est célibataire, c'est-à-dire si elle ne tombe pas sous le pouvoir d'un mari, qui est alors «nécessairement»le chef de famille. Presque tous questionnent l'état de fait, mais sans remettre en question la structure même des rapports entre sexes.

N. O. - Y voyez-vous l'effet de la subordination sociale et politique dans laquelle furent longtemps tenues les femmes ou quelque chose déplus directement lié à la nature même du discours philosophique ?
F. Collin. - Des Grecs à nos jours, les femmes ont toujours été exclues du discours philosophique, plus encore que des autres formes de savoir. Et d'ailleurs, depuis que les femmes sont elles-mêmes devenues «sujets dénonciation», les choses ont-elles vraiment changé ? Bien sûr, il y a Hannah Arendt, dont tout le monde se revendique désormais, mais c'est l'exception qui confirme la règle, et elle-même se proclame «politologue» plutôt que philosophe.Tout se passe comme si, là où se décline la vérité dans son fondement, la parole ne pouvait être que masculine. Peut-être est-ce parce que le «philosophe professionnel» , comme le formule ironiquement Arendt, est le parallèle laïque du théologien. Il conserve quelque chose du prêtre, gardien farouche de la vérité.

N. O. - Comment expliquez-vous ce monopole à travers les âges... Inaptitude féminine ou expropriation ?
F. Collin. - C'est un phénomène qui est d'abord lié à la forme hiérarchique des rapports entre hommes et femmes tout au long de l'histoire. Mais il y a autre chose. Une sorte de terreur semble s'exercer autour du lieu même de la pensée. Un fait d'autant plus troublant que dans la fantasmatique grecque «l'oracle», la bouche de la vérité, est souvent une femme. Vaste rempart défensif à l'égard du sexe féminin ? La panique des hommes s'expliquerait alors par le fait que l'enfant naît d'un corps de femme, d'où la nécessité de se réaffirmer face à la toute-puissance des mères. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Socrate définit le philosophe comme un «accoucheur»> : face à ce défi qu'est la grossesse des femmes, l'homme répondrait par l'enfantement du sens. Mais je ne crois pas à une «clé» unique, plutôt à un faisceau de faits complexes.

N. O. - Quels sont, selon vous, les philosophes qui furent les plus audacieux à ce sujet ?
F. Collin. - Il n'y a pas les «bons» et les «mauvais». Aucun ne cherche vraiment d'explication au fait que, numériquement majoritaires, les femmes soient maintenues en minorité. Hormis Marx, bien sûr, mais qui pense que le sexisme se résoudra par le dépassement du capitalisme ! Ce qui est frappant, c'est que partant de présupposés souvent opposés ils arrivent à une même justification de l'infériorité des femmes. Julia Sissa a très finement analysé cela chez les philosophes grecs. Aristote passe souvent pour le sexiste par excellence. Il condamne en effet l'«excessive liberté» dont jouissent les femmes Spartiates et considère que les Grecques ne sauraient accéder à l'égalité civique. Qui tiendrait le ménage sinon ? Mais Platon lui-même, qui passe pour égalitariste, finit par remarquer perfidement dans «la République» que si les femmes doivent pouvoir accéder aux mêmes responsabilités que les hommes, et sont en toutes choses égales à eux, elles sont cependant «toujours un peu moins bien».

N. O. - La situation des femmes a bien changé depuis la démocratie athénienne... en France, du moins. Quel en fut l'impact sur le discours philosophique ?
F. Collin. - Relativisons tout d'abord ce changement, du moins sur le plan politique, puisque la République a été fondée en 1789 sans elles et que leur accès au vote date d'après la Seconde Guerre mondiale. Mais leur condition a évolué, bien sûr, notamment depuis la mobilisation inaugurée par le mouvement des femmes. L'apport de Simone de Beauvoir fut considérable sur ce point. Il n'en reste pas moins que, pour elle aussi, les femmes doivent devenir des hommes comme les autres. Elle est dans une logique assimilatrice plutôt que subversive. On pourrait lui objecter qu'on ne naît pas davantage homme, qu'on le devient. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si elle contourne la question de la maternité. Si la norme de l'humain, c'est le masculin, il est en effet gênant que les femmes soient affectées de cette «bizarrerie» qu'est le fait de donner la vie. Les évolutions technologiques actuelles vont du reste dans ce sens, à travers le projet ou le fantasme d'un «utérus artificiel»qui éroderait une dissymétrie apparemment insupportable.

N. O. - Cependant, dans toute la pensée postmoderne, le féminin est nettement réévalué...
F. Collin. - Chez Derrida, en effet, le féminin devient le synonyme même de la pensée détotalisante face à la prétention de l'Un phallique. En ce sens, on peut lire sa philosophie comme une apologie du féminin. «Je suis une femme», écrit-il même, commentant Blanchot. Je suis pourtant tentée de voir là une affirmation qui démobilise la lutte des femmes plus qu'elle ne la sert. L'affirmation de la valeur du féminin dont se crédite désormais l'homme philosophe recouvre plus qu'elle ne résout la hiérarchie persistante des positions sexuées dans le réel. Même chose, me semble-t-il, pour la queer theory importée des Etats-Unis et qui connaît actuellement une mode en France - voyez la dernière couverture de «Philosophie Magazine»
- sous le patronage, mais à mon avis à tort, de Judith Butler. Proclamer le dépassement de la dualité nous laisse en effet aux prises avec les problèmes effectifs qu'elle pose encore et s'apparente même à une resucée du vieil universalisme, une pétition de principe qui camoufle plus qu'elle ne résout la question des sexes. Question à laquelle, depuis les Grecs, les philosophes ont été beaucoup plus sensibles que le commentaire ne nous l'avait jusqu'ici fait apercevoir.

Françoise Collin, philosophe et écrivain, coauteur des «Femmes de Platon à Derrida» (Pion, 2000), a fondé en 1973 «les Cahiers du Grif», première revue féministe de langue française. Elle est l'auteur de «L'homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt» (Odile Jacob). Elle publie un recueil de poésie, "On dirait une ville", aux éditions Des femmes - Antoinette Fouque cet automne.

Aude Lancelin
Le Nouvel Observateur

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